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Les États généraux du film documentaire 2017 Histoire de doc : Pologne

Histoire de doc : Pologne


Notre long voyage commence à la fin des années trente : même si la plupart des films de cette période ont été perdus durant la seconde guerre mondiale, nous savons que les documentaires polonais de cette époque portaient essentiellement sur des thématiques sociales. Nombre de cinéastes sont alors des artistes expérimentaux ou d’avant-garde qui entretiennent des liens étroits avec des cercles de peintres et de poètes (comme Stefan Thermerson). Après l’indépendance, en 1918, le nouveau gouvernement avait pris les commandes des studios de cinéma, réservant son soutien aux films traitant des questions politiques de l’époque et de thèmes propagandistes ou nationalistes, ainsi qu’aux œuvres éducatives mettant en scène un folklore pittoresque (la grande exception étant Nous arrivons d’Aleksander Ford, 1936).
Après la seconde guerre mondiale, une nouvelle génération prend la relève, bâtissant sur des ruines : la Pologne a perdu plus de 20 % de sa population ; la plupart des cinéastes polonais d’avant-guerre ont soit été tués, soit quitté le pays. Entre 1947 et 1949, avec l’aide de l’URSS, les communistes accèdent au pouvoir, interdisant tous les autres partis et nationalisant ou centralisant toutes les formes d’expression culturelle. La doctrine stalinienne du réalisme socialiste fait office de nouvel étendard : tous les liens avec la Pologne d’avant-guerre sont détruits et chaque film, chaque livre jugé trop éloigné de la nouvelle doctrine se voit condamné comme expression du formalisme bourgeois. Il est frappant de remarquer que même dans ce contexte tragique, certains cinéastes polonais trouvent le moyen d’exprimer leurs idées, luttant pour la forme cinématographique et contre la propagande. Inondation, Palme d’or du meilleur documentaire en 1947, est une prière muette pour la solidarité humaine, dépourvue d’idéologie. Beaucoup de films sont censurés (ex. La Mine, 1947) et, jusqu’au milieu des années cinquante, peu de grands films voient le jour. Paradoxalement, le véritable ennemi du réalisme socialiste est le réalisme lui-même (ex. Quand tu dors, 1953). En effet, ces films de propagande emphatiques sur la lutte des classes, ces œuvres triomphantes sur la victoire du nouveau monde contre l’ancien, qui ont sans cesse recours à la même musique grandiloquente et la même voix-off pompeuse (ex. Rue Brzozowa, 1947), n’ont rien de réaliste. De nos jours, de tels films constituent au mieux les fragiles archives d’une vision utopique, au pire les chroniques tragiques de la servilité.
Après la mort de Staline (1953), les choses commencent peu à peu à changer. L’industrie cinématographique prend de l’ampleur et de nouveaux studios de production se développent (le Studio des films documentaires de Varsovie, ou WFD, est fondé en 1949). De jeunes réalisateurs fraîchement diplômés de l’École nationale de cinéma (fondée en 1948 à Łódź) commencent à travailler selon une approche authentiquement réaliste. Grâce aux évolutions du climat social et politique, de nouveaux sujets et de nouvelles idées sont désormais accessibles au documentaire.
Après 1954, certains films commencent à montrer les aspects négatifs de la vie quotidienne sous le communisme en Pologne, brisant enfin le silence imposé par le réalisme socialiste. Avec Attention, les hooligans ! (1955), ce qu’on appelle la « Série noire » du cinéma documentaire (Czarna seria dokumentu) est née : une série d’œuvres dénonçant ouvertement la face sombre de la Pologne en abordant les problèmes de l’alcoolisme, de la prostitution, de la délinquance juvénile, du chômage, de la santé et du logement. Ces films sont en rupture totale avec un passé encore récent et, bien que de courte durée (1955-1958), la série jette les fondements de l’âge d’or du cinéma documentaire polonais (1959-1968), période durant laquelle « les conditions de l’industrie et la relative liberté aussi bien dans le choix des sujets que dans l’approche filmique s’associèrent pour créer un environnement de travail idéal » (Krzysztof Kieślowski). On a désormais recours à de nouvelles approches cinématographiques : les cinéastes mêlent fiction et réalité afin de produire une nouvelle vérité documentaire, loin des versions officielles ; la longue tradition du cinéma expérimental polonais imprègne désormais le cinéma documentaire, et tous deux mènent un même combat.
La Pologne elle aussi se transforme : en octobre 1956, le gouvernement réformiste de Władysław Gomułka arrive au pouvoir à la suite des manifestations ouvrières de Poznań. Ce changement a pour effet une libéralisation de la société et de la culture polonaises. Les réalisateurs de fiction polonais montrent désormais leurs films dans le monde entier : la plupart d’entre eux ont déjà fait leurs preuves dans le documentaire (Andrzej Wajda, Wojciech Has, Andrzej Munk, Roman Polański). Très peu de sujets demeurent alors interdits (les dénonciations trop évidentes du communisme, les attaques directes contre l’URSS), et les cinéastes commencent à expérimenter, abordant le thème de la transformation à travers la vie quotidienne des travailleurs dans les grandes villes, la croissance et l’expansion de l’industrie (ex. Un bateau est né, 1961), la nouvelle vie des jeunes générations, le jazz et le théâtre d’avant-garde. Le travail n’est plus dépeint comme un effort titanesque, mais fait l’objet d’une approche plus intimiste, avec un penchant particulier pour les portraits qui révèle une attention bienveillante envers l’individu (ex. 24 Heures de la vie de Jadwiga L., 1967). L’arrivée du son direct contribue également à entretenir un fort intérêt pour les thématiques sociales, bien que dans une perspective moins idéologique (ex. Psychodrame, 1969).
Ces documentaires touchent un public très large, les salles de cinéma polonaises étant tenues depuis 1958 de projeter des courts métrages (films éducatifs ou d’animation, documentaires) avant le film principal. Ceci constitue un facteur déterminant, aussi bien sur le plan économique qu’esthétique, pour la production de documentaires et pour les cinéastes eux-mêmes (cette pratique se prolongera jusque dans les années quatre-vingt). La télévision polonaise joue également un rôle de premier plan en matière de production et diffuse régulièrement des documentaires. La seconde guerre mondiale, les crimes nazis et la Shoah sont les thèmes phares de cette nouvelle vague (ex. L’Album de Fleischer, 1962). Une grande quantité de matériaux historiques est désormais accessible aux cinéastes : bien des tabous sont progressivement levés et des histoires jusqu’alors dissimulées peuvent être racontées (ex. Moi, le kapo, 1967).
En 1961, Cracovie accueille le Festival du court métrage. C’est le premier festival de cinéma polonais organisé dans le pays. Le grand prix est décerné à un film de Kazimierz Karabasz (théoricien, enseignant et cinéaste). C’est grâce à Karabasz, ainsi qu’à Jerzy Bossak, que naît l’école du documentaire polonais – une approche unique mariant éthique et esthétique –, ces cinéastes profitant de la liberté artistique offerte par un système économique qui finance les œuvres d’art sans aucune considération commerciale. Karabasz tente de frayer une nouvelle voie pour le cinéma documentaire polonais en s’inspirant de l’approche sociale de l’école du documentaire britannique, de la vitalité formelle du Free Cinema et de la leçon d’éthique du néoréalisme italien. La plupart des caractéristiques des anciens documentaires (même ceux de la « Série noire ») sont abolies : à la place de la voix-off qui commentait les films et offrait une interprétation idéologique des événements, Karabasz pousse ses élèves à laisser les images parler d’elles-mêmes et à préférer l’ironie à la dénonciation directe. Selon lui, les cinéastes devraient éviter toute interférence ou mise en scène de la réalité, choisir leurs héros parmi les gens ordinaires et les dépeindre en adoptant une approche sensible (ex. L’Année de Franek w. [1966-1967], 1967). On trouve des traces de son enseignement dans le travail de ses collègues (ex. Władysław Ślesicki) et protégés : il fut l’enseignant de figures majeures alors émergentes telles que Krzysztof Kieślowski et Marcel Łoziński (tous deux davantage engagés sur le plan social et politique).
À contre-courant de cette approche observationnelle minimaliste, une approche expressionniste maximaliste émerge à la fin des années soixante à travers les « documentaires de création » (dokument kreacyjny), principalement réalisés au sein du Studio des films éducatifs (WFO) de Łódź. Rejetant les méthodes de production du Studio de Varsovie, certains documentaristes du WFO tels que Grzegorz Królikiewicz, Wojciech Wiszniewski ou Bogdan Dziworski poussent leurs recherches formelles à l’extrême, optant pour des solutions de montage surprenantes, une photographie impressionnante et des mises en scène théâtrales : ils « employaient des moyens plutôt caractéristiques de la fiction ou du cinéma expérimental, y compris le recours à la mise en scène et la construction de décors, un usage élaboré du son et un style visuel expressif [1] ». C’était la bonne réponse à une mauvaise situation politique : après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du pacte de Varsovie en 1968, la farce incarnée par le gouvernement communiste était devenue une tragédie manifeste aux yeux de tous. Les documentaristes déforment alors la réalité de façon radicale afin de montrer toute la profondeur du réel, révélant aussi bien le carnaval grotesque incarné par l’État que l’esprit hanté du peuple polonais. Les documentaires de création « déconstruisirent le vocabulaire audiovisuel du cinéma “factuel” du réalisme socialiste, transformant certains éléments du discours de propagande sur un mode surréaliste [2] ». Il n’est plus question de dénonciations brutales mais de sinistres mascarades, d’un nouveau « cinéma des attractions » sardonique.
La libéralisation éphémère de 1981 permet la projection de plusieurs documentaires produits des années auparavant mais qui avaient été censurés par les autorités dans les années soixante-dix. Pourtant, au début des années quatre-vingt, la situation politique de la Pologne se détériore rapidement. La loi martiale imposée par les autorités communistes de décembre 1981 à juillet 1983 limite considérablement la vie quotidienne dans une tentative d’écraser l’opposition politique et le mouvement Solidarność. L’industrie du cinéma est elle aussi affectée : beaucoup de réalisateurs ne peuvent plus travailler et de nombreux films sont immédiatement remisés au placard.
Avec la chute du régime communiste en 1989, la nouvelle démocratie polonaise met un terme à la nationalisation de l’industrie, transformant celle-ci en une multiplicité d’entreprises et de studios indépendants libres de prendre leurs propres décisions financières et de réaliser leurs propres choix en matière de production. En 1990, la censure est à son tour abolie. La relation entre l’État et l’artiste, ainsi qu’entre l’artiste et son public, s’en trouve profondément bouleversée. Jusqu’alors porteur d’une mission nationale et sociale, le cinéma se transforme rapidement en entreprise professionnelle au sein d’une société capitaliste. Les temps changeaient, le cinéma documentaire aussi...

Federico Rossin

1. Mikołaj Jazdon, « Experimental Trends in Polish Documentary (1945-1989) », in Kamila Kuc et Michael O’Pray (dir.), The Struggle for Form: Perspectives on Polish Avant-Garde Film 1916-1989, New York, Columbia U.P., 2014, p. 78.
2. Ibidem


Séances présentées par Federico Rossin.

Avec le soutien de l’Institut polonais de Paris (Anna Biłos) et du Polish Film Institute.
Remerciements particuliers à Marzena Moskal (Institut polonais de Paris).