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Les États généraux du film documentaire 2011 Expériences du regard

Expériences du regard


De l’art de conter et de transmettre

En octobre 1936, Walter Benjamin rédigeait un article intitulé « Le Conteur ». Dans ce texte, il évoquait le rôle fondamental du conteur qui puise dans sa propre expérience son éclairage sur le monde et sur ses événements. En assumant sa propre représentation du réel dont il est le témoin, le conteur laisse en même temps libre cours à l’interprétation des faits que peut en déduire le lecteur, l’auditeur ou le spectateur ; ceux-ci devenant ensuite ceux qui relateront ce qui leur fut raconté, imprégné de leurs propres expériences.
Le conteur est en ce sens celui qui assure la transmission de l’expérience du réel et de nos vécus.

Dans cet essai, Walter Benjamin écrivait aussi : « L’art de conter est en train de se perdre. {…} Le cours de l’expérience a chuté. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment. {…} C’est comme si nous étions désormais privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. »

Soixante-quinze années plus tard, le constat fait par Walter Benjamin au sujet de l’épuisement du cours de l’expérience et de la mise en péril de nos possibilités d'échanger et de transmettre, demeure malheureusement d’actualité, particulièrement au regard du monde dans lequel nous évoluons aujourd’hui et qui est marqué par l’individualisme, la pensée unique, le contrôle et l’évaluation des actes.
La notion de différence, non pas seulement culturelle mais aussi philosophique et réflexive, est devenue secondaire, voire une menace, pour toutes les formes de pouvoir et non plus la possibilité d’un éveil, d’un réveil, d’une remise en question de leurs acquis et de leurs égarements. Elle est pourtant la clé de voûte de toute forme d’échange, de transmission, de transformation des hommes et de leurs sociétés.
L’information transmise par les médias, en s’inscrivant dans une dynamique de l’immédiateté, du quantitatif, de la simplification à outrance, est devenue par ailleurs complice d’une conception dominatrice d’une gouvernance fondée sur l’obligation de parer au plus pressé, de répondre aux urgences infligées par les dérèglements sociaux et économiques.
Dans ce contexte, la culture, dans la manière avec laquelle elle est appréhendée par les pouvoirs, est minorisée. Elle fait l’objet de plus en plus souvent de mesures d’austérité qui, prises à titre exceptionnel, finissent par transformer la norme qui prévaut à son sujet tant au niveau des financements que des contenus. Ce nivellement de la norme culturelle n’est pas sans avoir des conséquences sur la forme des contenus et sur leur transmission.

Le cinéma documentaire, comme tout acte de création, constitue un contrepoint à cet obscurcissement de la pensée. Tout en puisant dans le réel, il met au travail nos imaginaires, qui, comme Gaston Bachelard l’a évoqué, « plus que d’inventer des faits et des drames, inventent de la vie nouvelle, de l’esprit nouveau, réaniment notre faculté à nous émerveiller, à mettre en mouvement notre pensée. »

Le cinéma du réel ne documente pas seulement. Il dévoile avant tout les réalités devenues opaques par un trop plein de luminance, d’hyper réalisme. En réponse à l’éblouissement du regard, soumis sans cesse au spectacle et au spectaculaire, il nous invite à rejoindre les lueurs de la nuit, en retrait, celles qui ne sont perceptibles qu’en dessillant les yeux.

Si le cinéma documentaire est parfois considéré comme une forme cinématographique complexe, c’est justement parce qu’il nous fait traverser, grâce à des propositions formelles et narratives, des zones d’inconfort. En permettant aux spectateurs de se mouvoir librement dans le récit — au risque de les dérouter quelque peu — le documentaire invite ceux-ci à mettre leur regard et leur écoute au travail, en recherche de sens.

Les cinéastes du réel s’inscrivent ainsi pleinement dans cette conception de l’art évoquée par Walter Benjamin. Ils sont les conteurs d’aujourd’hui. Ils assurent la transmission des représentations du monde. Ils témoignent combien l’acte de création est éminemment politique.

Recevoir pour cette programmation plus de mille documentaires, réalisés au cours des douze derniers mois, constitue déjà un signe qui rend compte de la vivacité de cette forme cinématographique.
Si nous n’avons pu retenir qu’un nombre d’œuvres limité, une part importante des films inscrits nous sont néanmoins apparus comme l’expression d’un désir, d’une volonté, de transmettre des regards différents sur les réalités d’aujourd’hui.
Le plus grand nombre de ces films ont été réalisés en autoproduction ou avec une production réduite, le plus souvent en dehors de la filière télévisuelle.
Il est aussi à noter que la plupart de ces documentaires témoignent davantage de l’intériorité de la vie des cinéastes que de sujets et d’enjeux de sociétés. En même temps, cette tendance est probablement l’expression d’un besoin chez les jeunes cinéastes de se questionner avant tout sur ce qui les lie au monde et aux autres, sur ce qui unit et désunit.

Cette programmation de vingt-six films n’est pas un état des lieux de la diversité des écritures documentaires aujourd’hui, ni une sélection d’excellence.
Nous avons voulu réunir prioritairement des films qui s’inscrivent pleinement dans un processus de transmission, qui, par un acte fort de création, proposent des explorations du réel par la mise en expérience du regard.
Ces documentaires sont avant tout des œuvres de cinéma car ils mettent à chaque fois en tension le désir, la croyance et le doute des cinéastes face à ce qu’ils filment. Ils expérimentent la mise en forme de la parole, la relation aux propos et aux personnages, la texture de l’image, le visible et l’invisible, la narration sonore, la mise en représentation de soi et des autres, la porosité entre le réel et l’imaginaire.
Au travers de ces propositions formelles, le réel, une fois cinématographié, nous revient quelque peu transfiguré. Qu’il nous soit proche ou éloigné, nous le découvrons ou le redécouvrons avec un regard nouveau, concerné.
Il est question dans ces vingt-six films, entre autres, d’états de guerre et de résistance, de filiation et de transmission, d’exils, de solitudes imposées et désirées, de mécanismes de contrôles et de dominations, de désirs de liberté et d’indépendance, d’indicible et d’invisible, d’émancipations et de renaissances. Autant d’états de notre temps. Autant de films qui nous incitent à quitter notre position de spectateurs pour devenir davantage des acteurs du monde et de nos propres vies.


Pierre-Yves Vandeweerd et Philippe Boucq

Une partie de la programmation « Expériences du regard » sera reprise avec l'association Les amis des États généraux de Lussas, accompagnée et analysée par Marie-José Mondzain.


Coordination : Débats en présence des réalisateurs et producteurs.