À cinq heures, on a quitté l'Afrique
Anne Destival, Laura Cardile
2022 - 14 min - Vidéo Full HD - Couleur - France

"La mer Méditerranée est un lieu qui garde la mémoire des épisodes d'oppression, de mise en esclavage du Sud par l'Europe. J'ai tendance à penser, en voyant la violence qui s'y exerce, que c'est une sorte de trou noir, d'impensé de l'inconscient de notre histoire. C'est un tel lieu de déversement de l'inconscient de tous, qu'on ne peut pas détourner le regard." (Leyla Dakhli)
Notre perception des atrocités qui ont lieu dans la mer Méditerranée tend à être brouillée par l’abondance d’images de corps, mêlés et indifférenciés, tentant de la traverser. Se mélangent à ces corps, comme s’ils étaient tous le même, des mots et expressions issus d’accords européens, relayés ou confectionnés par des médias mainstream, tels que Frontex, migrants, eaux internationales… Ce vocabulaire, à la fois visuel et verbal, forme un lexique de la mer Méditerranée dans notre inconscient collectif et constitue un écran entre d'une part nos perceptions et d'autre part ce qui existe et vit : corps en mouvement, espoirs qui naissent et s'éteignent, ou l’imaginaire de chacun puisé dans sa vie singulière. Cet écran lexical nous permet, consciemment ou non, de regarder ailleurs, de penser ailleurs.
Comme le dit l’ethnologue Vinciane Despret : "Quand on est dans l'ordre du visuel, on est dans l'ordre de la certitude, alors que lorsqu'on entend un son, une énigme se crée. Le son nous pousse à aller voir plus loin, nous met en quête."
Il est des sons qui se suffisent à eux-mêmes et en regard desquels les images peuvent sembler hors de propos. Ce n'est que lorsque les images font défaut que les textures des voix, les sons et les mots qu'elles produisent, leur flux peuvent se déployer dans toute leur puissance et leur poésie. Depuis que nous avons enregistré et monté les mots et les sons d'Habib et d'Ibrahim, nous avons réalisé que ces sons étaient porteurs d'une matière particulière qui ne se laisse pas emporter par le flux des images mais emprunte plutôt un autre chemin à travers nos perceptions.
Eaux internationales, Tunisie, Malte, Seawatch, tous ces mots résonnent différemment pour Habib et Ibrahim. Et lorsqu'ils les prononcent, ils prennent un sens qui nous est inconnu. Ils nous les font entendre chargés de leur expérience personnelle, celle de deux adolescents, remodelant nos imaginaires. Lorsqu'ils partagent avec nous la mémoire vivante de leur voyage, leur expérience propre perce l’écran lexical. Raconter la traversée de la Méditerranée n'est jamais simple, des souvenirs surgissent, de nombreux éléments s'ajoutent et se superposent, des doutes les modifient, certains détails entraînent des silences, le rire brise les émotions les plus douloureuses.
L'expérience traumatisante vécue par Habib et Ibrahim est une véritable épopée, une aventure jonchée de peur et d'angoisse mais aussi faite d'émerveillement et de découverte. Nous avons rencontré Habib et Ibrahim dans la petite ville d’Augusta en Sicile, alors qu’ils projetaient de s’échapper du centre pour mineurs isolés dans lequel ils se trouvaient, après qu’un Pit-bull ait été volontairement jeté sur eux et leurs amis par un habitant de la ville. Leurs amis sont partis les premiers vers la France. Avant leur départ nous avons eu le temps de nous rencontrer plusieurs fois. Habib et Ibrahim sont maintenant résidents d’un centre au Luxembourg. Une fois qu’ils s’y sont installés, selon leur désir, nous avons poursuivi les enregistrements. Le centre dans lequel ils étaient hébergés en Sicile a depuis fermé.



Auteur-Réalisateur : Anne Destival, Laura Cardile
Image : Laura Cardile, Anne Destival
Son : Frédéric Dabo
Montage : Laura Cardile, Anne Destival
Producteur délégué : Laura Cardile
Coproducteur : Anne Destival

Distribution


Distributeur : Anne Destival, Laura Cardile

Distinctions

2022 - Côté Court - Festival du film court de Pantin, Pantin (France) : Sélection