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Les États généraux du film documentaire 2016 Fragment d’une œuvre : Kamal Aljafari

Fragment d’une œuvre : Kamal Aljafari


Dix ans ont passé depuis la projection à Lussas du premier long métrage de Kamal Aljafari, cinéaste palestinien vivant aujourd’hui en Allemagne. Avec Le Toit (2006), il commence l’exploration de son histoire, une histoire palestinienne. L’enjeu du territoire confisqué et de la mémoire occultée devient celui de son cinéma, et l’exploration d’un territoire cinématographique va lui permettre de s’approprier autrement la mémoire des lieux. Après ce premier retour à Jaffa et Ramla, Kamal Aljafari met à nouveau en scène sa famille dans Port of Memory (2009). L’occupation israélienne et l’invisibilité de la présence palestinienne, jusque dans le cinéma israélien est une forme de confiscation de l’imaginaire. Le cinéma de Kamal Aljafari est une tentative de se réapproprier la possibilité d’imaginer, se réapproprier la fiction, c’est-à-dire la possibilité d’inventer son propre récit. Recollection (2015) creuse encore cette hypothèse cinématographique : comment revenir hanter et peupler l’espace dans un rêve fébrile et troublant?

De Visit Iraq (2003) à Le Toit

Votre premier film étudiant, Visit Iraq, porte sur une pièce vide dont il semble que les personnes et les meubles se soient soudainement envolés. L’histoire de cette pièce, le contexte politique par exemple, n’est pas expliqué mais l’on comprend petit à petit ce qu’il s’est passé grâce au témoignage des voisins. Chaque histoire est différente, diverses interprétations ont cours car personne ne sait réellement ce qu’il s’est passé. Dans ce premier court métrage, votre attention aux détails, aux papiers, aux images de la vie quotidienne est déjà utilisée comme un moyen de construire une ambiance complexe. L’histoire de cette pièce désertée apparaît comme la prémisse de vos films suivants.

Je suis passé devant le bureau de Iraqi Airways à Genève par hasard. C’était en 2003 et j’ai été surpris de voir qu’un tel bureau existait encore, puisqu’il y avait déjà eu dix ans d’embargo contre l’Iraq ! Le bureau était parfaitement en ordre, comme s’il était encore utilisé. Quelques semaines plus tard, lorsque je suis revenu à Genève pour tourner le film, j’ai trouvé le bureau détruit et vidé. Il ne restait que quelques objets : des cartes postales montrant des avions de la compagnie, des téléphones, des tables poussiéreuses et quelques lettres. J’ai décidé de filmer l’espace et peu à peu, c’est devenu un film sur l’absence, sur toutes les formes de l’absence. La caméra recueille ce qui a été abandonné et essaie de capter sa beauté, une beauté perdue, d’une façon ou d’une autre. Les passants et les voisins se méfiaient beaucoup des gens du bureau, qui étaient partis depuis plus de dix ans. Le film est devenu une sorte d’étude de cette zone de Genève en 2003, de la façon dont l’autre y est perçu, de la vie quotidienne autour du bureau. J’ai appris qu’en restant dans un seul lieu, je pouvais créer de la poésie.
Un an plus tard, j’ai tourné Le Toit et j’ai découvert le deuxième étage inachevé de la maison où je suis né. J’ai passé mon enfance à jouer dans ces pièces sans toit. C’est l’endroit d’où je viens. C’était mon chez moi, et aussi celui de mon père. On ne choisit pas ses sujets, c’est plutôt le contraire, et chaque film mène au suivant. En ce moment même, j’ai le sentiment que ce voyage est sur le point de m’emmener vers un nouveau chemin, un nouveau lieu, peut-être vers un plus grand bonheur. Je ressens le besoin d’un salut cinématographique.
J’ai vite compris que je ne pouvais rien faire d’autre que collectionner ; il nous faut simplement regarder autour de nous. J’ai aussi ressenti quelque part l’obligation de collectionner, de préserver tout ce qui disparaissait, même les gens. Je pouvais exprimer mes sentiments avec des images et des sons. Je ne pouvais pas vraiment exprimer en paroles mon sentiment d’être originaire de là-bas mais d’être un immigré dans mon propre pays. N’est-ce pas ce que nous faisons en réalisant des films ? Nous visitons des lieux, des mémoires, des sentiments, des gens ; nous y allons pour figer le temps ; nous créons des albums. D’une certaine manière, c’est tout ce que l’on fait lorsque l’on réalise un film ; avec la musique, on est plus libre. Si seulement je pouvais faire des films comme un musicien !


De Port of Memory à Recollection

Port of Memory est inspiré de la phrase de Godard dans Notre musique et y donne en quelque sorte une réponse en cinéma : « Par exemple, en 1948, les Israélites marchent dans l’eau vers la Terre Promise. Les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Champ et contrechamp. Champ et contrechamp. Le peuple juif rejoint la fiction. Le peuple palestinien, le documentaire. »
Autrement dit encore, la fiction est aussi la possibilité de créer le récit de sa propre histoire, donc d’en imaginer le récit. Être effacé du champ de la fiction (la présence des Arabes disparaît du cinéma de fiction israélien et américain tourné dans les rues de Jaffa et cité par vos films), c’est être dépossédé de cette possibilité d’imaginer, c’est être dépossédé de sa propre histoire.

Je pense que le cinéma a été une forme de confiscation, comme tout en Israël, particulièrement des années soixante aux années quatre-vingt. Les films de fiction israéliens sont une forme d’activité coloniale. Je suppose que ce que je veux dire est que lorsque l’on crée de la fiction là-bas, sous la forme de films ou de romans, on essaie de créer un récit dans ce lieu, de saisir la vie, de dire : « Ma place est ici. Mon passé est ici. Mon histoire est ici. Mes souvenirs sont ici. Ma place est ici. Je suis ici. » Mais c’est de la fiction. Peut-être est-ce pour cela que je n’ai jamais pris de plaisir à regarder un film de fiction israélien. Dans les documentaires, il y a toujours quelque chose de plus instable ; on peut questionner davantage et affirmer moins, sauf à faire un film de propagande. En ce sens, tous les films de fiction sont des films de propagande.
De plus, pour reprendre les mots de Siegfried Kracauer, les films (populaires) d’une nation reflètent sa mentalité car les films ne sont jamais le produit d’un individu, et de plus ils sont censés satisfaire les désirs de masse existants. […]
Je pense qu’avec Recollection, j’ai essayé de me libérer de beaucoup de concepts, y compris les miens, des endroits réels, et cette fois-ci j’ai choisi d’utiliser ce qu’avaient capté ces films de fiction sans le vouloir. Dans ce processus, je me suis rendu compte que je pouvais tout y trouver, même mon oncle qui a passé toute sa vie dans un hôpital psychiatrique et qui a été filmé par hasard sur le chemin du retour à l’hôpital un dimanche matin, parce que l’équipe de tournage israélienne ne travaillait pas le samedi et qu’il sortait toujours de l’hôpital le week-end. Pour moi, il était un fantôme qui disparaît et réapparaît, et il est donc apparu à l’arrière-plan d’un film de fiction israélien sur le chemin du retour à l’hôpital. J’ai trouvé tout un album de lieux et de gens qui n’existent plus dans le monde réel mais que l’on peut trouver dans les films de fiction israéliens ou américains qui, ironie du sort, étaient faits dans l’intention de les déraciner. Ces lieux, ces personnes ont réussi à entrer dans les images en contrebande ! […]
Le son est la musique que les images ne sont pas ; il incarne mon désir d’être libre, de travailler comme un musicien ! Le petit dialogue avec la fille – « Où sommes-nous et qui sommes-nous ? » – correspond vraiment à ce que je ressentais en réalisant Recollection et que je ressens encore davantage aujourd’hui. La tempête est une bombe et le soleil amène la pluie. C’est le son de l’après-catastrophe, le son du présent et du futur de notre planète. […]
La télévision a colonisé nos esprits. C’était un divertissement dépressiogène, comme une drogue, qui menait finalement à une grande tristesse. J’ai clairement utilisé les sons de la télévision pour saisir une certaine ambiance, pour exprimer certains sentiments, comme dans la séquence du dîner. Mes parents sont assis de part et d’autre de la table, séparés par la télé qui diffuse le clip d’une chanson d’amour mélancolique. La télé est une échappatoire, une drogue. Dans Recollection, l’usage de la matière filmique elle-même raconte une autre histoire. Je voulais faire l’impossible, ce qui n’est possible qu’au cinéma : voir le passé, revisiter des lieux qui n’existent plus, se réapproprier toute une ville, une vie qui nous a été arrachée. Oui, tout ce qu’il me reste est le cinéma comme lieu de vie possible, comme le dit Adorno, et en un sens, sa phrase représente l’avenir d’un nombre grandissant de nations de notre monde. […]
Tant de films existent déjà : nous devrions les traiter comme des images d’archives et les utiliser librement, les modifier, effacer les comédiens si nécessaire, et retourner aux endroits filmés pour les habiter de nouveau, faire de nouveaux films à l’intérieur. Nous devrions nous sentir libres de tout mélanger, parce qu’il n’y pas de limites ou de différence entre ce qui vit et ce que nous regardons. C’est aussi la seule manière de véritablement exprimer qui nous sommes maintenant, à l’époque actuelle, l’époque de l’imaginaire et des illusions. […]
Je n’ai rien écrit pour Recollection. Le film a été fait à partir d’images, il a été écrit avec des images, comme Bazin, Astruc et Vertov l’ont dit et l’ont cru possible il y a longtemps. Je ne crois pas qu’il faille écrire les films avant de les faire et je pense que nous avons aujourd’hui la même liberté qu’avaient les réalisateurs avant l’apparition du son, à l’époque du muet, époque où le cinéma était libre et naïf. Aujourd’hui, n’importe quel smartphone peut être utilisé pour créer des films. C’était le rêve de tant de cinéastes dans les années soixante : pouvoir faire un film avec une caméra de poche à n’importe quel moment, selon leur envie.

Pouvez-vous nous parler du film espagnol que vous avez choisi de présenter ?
J’ai vu En el balcón vacío lorsque j’habitais à New York en 2010 et il m’est resté en mémoire depuis. J’aime sa liberté filmique et le point de vue poétique de la petite fille/caméra. Le film a été tourné au Mexique, où ce groupe de cinéastes (ceux qui ont fait le film) vivait en exil : l’Espagne au Mexique. « La guerre est ici », dit la voix de la petite fille. La phrase marque la fin de la vie quotidienne, de l’intimité et des souvenirs de leur maison que le film essaie de préserver en racontant ce qui est arrivé à leurs familles et à leur pays. Dans ce film, le présent et le passé ne font qu’un. Ils se réapproprient magnifiquement le pays et le chez-eux qu’ils ont perdu. Je considère aujourd’hui que le point de vue d’une petite fille est le plus à même d’exprimer le destin d’un pays. Le film est aussi simple que la poésie devrait l’être ; c’est un film fait de moments, d’objets domestiques, de rues, de balcons vides. Les militaires ont mis fin à leur vie chez eux, tout comme à la vie de cet homme que la petite fille a vu se cacher. Elle a gardé le secret, mais un voisin, un adulte, a raconté aux soldats où il se trouvait et il a été tué. La petite fille est le témoin, le seul témoin dans lequel nous devrions avoir confiance !
Je n’ai pas vraiment réussi à trouver de producteur pour le film, quelqu’un qui prendrait le risque d’utiliser des images de films de fiction. La réalisation de ce film a été un voyage, un voyage très mystérieux qui a uniquement été rendu possible par mon engagement personnel et privé.

Entretien avec Kamal Aljafari réalisé par Christophe Postic.


Débats animés par Christophe Postic.
En présence de Kamal Aljafari.