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Les États généraux du film documentaire 2016 Fragment d’une œuvre : John Smith

Fragment d’une œuvre : John Smith


Commençons avec la définition du documentaire par Grierson comme « traitement créatif de l’actualité ». Définiriez-vous votre travail comme « documentaire » ?
La majorité de mes films correspondent assurément à la définition de Grierson. Beaucoup d’entre eux sont construits entièrement à partir d’images de lieux et d’événements réels, mais j’utilise diverses stratégies filmiques et narratives pour créer de nouveaux sens et des métaphores à partir de mon matériel. Je crois que l’on accorde trop d’importance à la distinction entre documentaire et fiction – un film de fiction peut en dire autant sur le monde que nous habitons qu’un documentaire et les documentaires, pour leur part, déforment fréquemment la réalité. Créer des œuvres qui ne peuvent pas être clairement interprétées comme faisant partie d’un genre spécifique, qui font douter le spectateur de la nature de ce qu’il voit – des faits ou une fiction – est quelque chose qui m’a toujours intéressé. Mon film Blight par exemple ressemble un peu à un film d’horreur au départ. Le fait qu’il ait été entièrement construit à partir d’images documentaires qui racontent une situation spécifique et réelle ne devient évident que plus tard. Même dans mes œuvres les plus directement documentaires, je fais en sorte que l’information présentée paraisse suspecte – il est très important pour moi que le spectateur ne fasse jamais complètement confiance au cinéaste.

Lorsque vous commenciez votre carrière dans les années soixante-dix, en Grande-Bretagne, le cinéma expérimental et la théorie étaient obsédés par l’héritage de Brecht et par ses idées sur la distanciation en tant qu’outil politique et esthétique. Pensez-vous que ceci a eu une influence sur votre vision de la réalité comme construction ?
Lorsque j’étais étudiant en Maîtrise au Royal College of Art, j’ai été énormément influencé par les idées de Brecht. Elles ont constitué un socle solide à ma pratique qui a perduré jusqu’aujourd’hui – il est toujours essentiel pour moi que tous mes films attirent l’attention sur leur nature artificielle et mettent leur construction au premier plan afin que le spectateur soit activement engagé dans l’œuvre plutôt que d’en effectuer la consommation passive. J’ai été sensibilisé aux idées de Brecht en même temps qu’à la sémiologie, qui a également eu une grande influence à une époque très formatrice de ma vie. Je suis fasciné par le fait que nos vies soient tant façonnées par le hasard – je soupçonne que je ferais des films entièrement différents aujourd’hui si mon éducation artistique et filmique avait eu lieu quelques années plus tôt ou plus tard.

La plupart de vos films nous engagent et nous demandent d’interroger notre vision, nos pensées, nos sentiments : le cadre et l’angle de la prise de vue sont utilisés pour transformer des objets sur le plan visuel et dramatique. Diriez-vous que ce remodelage et cette réécriture du visible constituent une forme de cinéma politique ?
Oui, ces stratégies transformationnelles sont pour moi fondamentalement politiques. D’un point de vue philosophique, les films sont centrés sur le fait que nous voyons tous les choses différemment et que rien au monde ne peut susciter une lecture unique, « correcte ». Je prends plaisir à pousser la signification à ses limites de façon ludique, en utilisant souvent le pouvoir manipulateur des mots pour assigner des sens inventés, parfois fantasques, à de banales documentations de la réalité. Sur le plan social, mes films incitent les spectateurs à ne pas prendre l’apparence des choses au pied de la lettre et à apprécier le fait qu’il peut y avoir des manières légitimes de voir le monde qui diffèrent de nos propres perspectives individuelles et culturelles. À une époque où le monde est marqué par tant de conflits et de malentendus, il me semble qu’il s’agit d’une ambition particulièrement importante. Il nous faut vraiment nous imaginer « à la place des autres » – tant de nos crises contemporaines trouvent leurs racines dans des présupposés enracinés et une vision myope des choses…

Votre goût inventif pour la langue anglaise, le plaisir que vous prenez aux jeux de mots et aux calembours se reflètent dans votre amour pour les images qui désorientent, qui sapent les codes habituels du sens et du montage. Comment travaillez-vous avec les images et les mots ?
J’ai découvert la sémiologie lorsque j’étais étudiant et j’ai toujours été fasciné par la production et l’interprétation du sens. Je suis particulièrement intéressé par l’ambiguïté et par le fait que le sens soit déterminé par un certain contexte. Le cinéma est bien sûr le médium idéal pour explorer l’ambiguïté puisque les images et les sons peuvent être juxtaposés et cadrés de différentes manières pour suggérer diverses significations. Même si j’enregistre généralement ma matière avec un but précis en tête, je cherche toujours des usages alternatifs au moment du montage, qui est pour moi le stade le plus excitant et le plus créatif de la fabrication d’un film. J’aime me distancier des rushes quand je commence un montage, les utiliser comme des images récupérées et chercher toutes les significations qu’elles pourraient contenir.
Lorsque les enfants essaient de comprendre le monde, ils inventent toutes sortes d’interprétations parce qu’ils n’ont pas l’expérience qui fournit les indices permettant la compréhension. Mais ce manque de connaissances peut aussi produire des envolées de l’imagination des plus merveilleuses, ludiques et amusantes. À l’âge adulte, la plupart d’entre nous a le sentiment qu’il n’est plus convenable de jouer. En tant que personne qui a continué à jouer toute sa vie, j’aimerais encourager d’autres adultes à me rejoindre. Le jeu m’intéresse en tant que fin en soi et je considère mes films comme des « jeux » avec le spectateur. Souvent, ils mettent en place des attentes qui sont ensuite subverties de telle manière que le spectateur se rende compte qu’il a été délibérément trompé. J’espère que ces tours et détours de sens et les glissements entre la désorientation et la compréhension permettent aux spectateurs d’être activement engagés dans la vision du film, et d’en tirer du plaisir.

La grande ville et son quotidien (même le plus banal) sont les inspirations principales de votre travail. L’ordinaire devient un objet de fiction étonnant et la routine se transforme en miroir permettant d’analyser la société et la politique. Votre quartier est-il votre « Monument Valley » ? Pourquoi choisissez-vous de travailler presque uniquement là où vous habitez ?
Le spectacle dramatique ne m’intéresse pas du tout. Je préfère enregistrer les événements et les environnements les plus ordinaires, dans l’espoir de transformer l’ordinaire en extraordinaire par des moyens filmiques – c’est la structure formelle qui crée le drame. En utilisant le quotidien et le familier comme sujets de mon travail, j’espère créer des situations que les spectateurs puissent mettre en relation avec leurs propres expériences d’une manière productive et significative. Je crois que le sens filmique provient plus de la construction que du contenu des images et que la plupart des significations peuvent être produites sans beaucoup s’éloigner de sa propre porte d’entrée. Mais il est aussi important pour moi que mon travail provienne d’expériences personnelles. Je ne pars pas à la recherche de sujets de films. En général, j’attends que le sujet vienne à moi. Je crois fermement au hasard et à la coïncidence.

Le cinéma à la première personne et l’humour semblent entretenir un rapport dialectique constant dans votre travail : l’étonnant résultat en est une absence totale de narcissisme. Décririez-vous votre place dans vos films comme un « personnage » ? Dans quel sens vos œuvres sont-elles autobiographiques ?
Même mes films les plus fictionnels sont ancrés dans mon expérience personnelle, ils comportent donc tous une part d’autobiographie, souvent en réponse à mon environnement. The Black Tower, par exemple, est un bâtiment que je pouvais voir de la fenêtre d’une maison que j’ai habitée dans les années quatre-vingt. La fantaisie de l’histoire du film, en même temps que sa base formelle, sont venues de la contemplation d’une architecture réelle et familière – j’ai pu faire ce film uniquement parce que j’ai vu la tour chaque jour et cette exposition prolongée a suscité en moi diverses idées. Beaucoup de mes films sont nés de la même façon, mon imagination se nourrissant de l’observation soutenue de lieux précis.
Que les récits de mes films soient fictionnels ou directement autobiographiques, comme dans Home Suite ou la série Hotel Diaries, je veux toujours que ma propre présence fasse le moins possible « personnage ». Ce sont les mots qui sont importants, pas la personne qui est derrière. C’est la raison pour laquelle j’utilise presque toujours ma propre voix – à mes oreilles, elle est tellement familière qu’elle n’a aucun caractère. Je veux que l’identité du protagoniste reste aussi vague que possible – c’est l’une des raisons pour lesquelles j’utilise presque toujours une voix off : pour éviter toute représentation visuelle qui limiterait l’imagination du spectateur. Il est très important pour moi que la voix ne soit pas didactique, que mon personnage ait un statut égal à celui du spectateur. Je me plais à considérer ma voix comme celle d’un « Monsieur Tout-le-monde » qui peut énoncer des propositions spéculatives au spectateur comme dans une conversation, de sorte que le spectateur (ou la spectatrice) se sente engagé.e dans une sorte de dialogue. Je suppose que le personnage que je présente est fondamentalement le mien, mais le genre de « moi » que je présente aux gens quand je fais connaissance pour la première fois, quand je veux les impressionner. Dans la vraie vie, je veux que les gens m’aiment bien. Dans mes films, je veux entrer en relation avec le plus de gens possible, avoir l’air d’être une personne agréable et modeste avec qui les spectateurs pourront prendre plaisir à passer un peu de temps.

Entretien avec John Smith réalisé par Federico Rossin.


Débats animés par Federico Rossin.
En présence de John Smith.