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Les États généraux du film documentaire 2015 La Fable documentaire

La Fable documentaire


Le cinéma tisse avec le réel les trames les plus inventives. Le désir et le plaisir de la mise en scène invitent le cinéaste à se saisir du réel pour en imaginer des récits contemporains.
Par l’invention de la scène, la mise en jeu des acteurs (professionnels ou non), le recours à une fantaisie ou à une dramaturgie, se construisent des fables qui mêlent une matière documentaire à des récits imaginés ou inspirés des contes et des mythes.
Chacun des films présentés ici est solidement ancré dans le réel et s’inscrit dans le temps présent, politique – précisément aussi parce qu’ils parviennent à relier des époques. Le présent est celui du tournage, une mise en commun et une mise à l’épreuve du récit et de la rencontre, une mise en jeu. D’un désir de transmission commun à tous ces films est née la fable, et l’enfance ou l’enfant habitent ces films.
Le film peut devenir une expérience de création collective, où personnes et personnages sont réunis pour construire dans cette rencontre avec le/la cinéaste, seul ou avec son équipe, un récit cinématographique. Plus intime, il explorera les représentations d’une histoire tout aussi réelle que fantomatique. En prise directe avec une actualité, recueillant des histoires du quotidien, il en prélèvera le merveilleux.
Mais le récit n’implique pas nécessairement une dramaturgie, la mise en scène est une mise en forme propre à chaque film et l’écriture du film ne tient pas seulement à son récit.
Cet atelier convie des réalisateurs à venir partager leur réflexion, leur expérience, l’histoire de leur nouveau film. 
Avec Amours et Métamorphoses, Yanira Yariv puise dans les fables mythologiques d’Ovide pour incarner des histoires d’hommes et femmes transsexuels, pour « traverser des frontières ». La Nuit et l’Enfant de David Yon joue du désir de filmer et de raconter une histoire d’Algérie, entre scénario et improvisation, visions et paraboles « pour reprendre la marche ». Safia Benhaim, dans La Fièvre, donne forme dans un conte fantastique à « l’exil comme perception du monde ».
Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes, à la fantaisie réjouissante et l’ironie cinglante, nous téléporte avec acuité et attention dans un conte moderne du Portugal éreinté par des fauteurs de crise.
« Pourquoi choisir entre Méliès et Lumière ? »


Amours et Métamorphoses

Été 2007, j’arrive à Rome. En chemin vers la plage d’Ostie, je traverse la Cristoforo Colombo, une sombre route reliant la ville à la mer. D’étranges apparitions se manifestent petit à petit derrière les arbres de la pinède : des femmes, des hommes, des contours de corps jamais vus auparavant, des visages moqueurs, séducteurs m’appellent, grimacent sur mon passage. Un savant et perturbant mélange de divin, d’humain et d’animal me rappelle les silhouettes noires des scènes de bacchanales sur les vases antiques. Ce sont les transsexuelles d’Ostie, me dit-on sans bien comprendre ce qui me bouleverse. Je ne sais pas ce qui me relie à elles à ce moment-là mais je sens qu’il existe un pont qu’il me faut traverser pour les rejoindre. Pendant des mois, je cherche un texte mythologique avec l’idée de le mettre en scène dans ce décor, et d’interroger ces sensations premières, cette « intuition ». Lorsque je découvre les Métamorphoses d’Ovide dans un volume illustré par Pablo Picasso dans les années trente, aucun doute ne subsiste. Le poète en exil avait écrit au Ier siècle ce que je désirais faire chanter aux futurs interprètes, vingt siècles plus tard : le merveilleux pouvoir de changer de genre. Une jouissance face à la vivacité de la langue et une sorte d’évidence me lancent inéluctablement dans l’aventure. Dès les premières rencontres avec les interprètes, c’est l’idée de mettre en scène les Métamorphoses qui les touche. Les récits intimes de parcours souvent difficiles, douloureux, mais aussi merveilleux affluent petit à petit, avec la confiance qui s’installe à travers le texte que chacun découvre avec enchantement. C’est en effet le filtre de la mise à distance dont chacun de nous avait besoin pour trouver sa place dans ce processus. Les répétitions commencent. Un va-et-vient entre le texte d’Ovide, des entretiens caméra et une réécriture commune nous font aboutir à l’écriture finale. Ce qui nous lie est la nécessité de traverser les frontières, défier les limites, les murs qui séparent, censés nous protéger de l’Autre, qui par sa différence risquerait de mettre en danger notre identité. Je sens que l’écriture cinématographique de ce film doit être fragile, fragmentaire, comme nos vies. J’imagine le récit non pas comme un discours, une histoire linéaire, mais une certaine forme en mouvement, traversant des frontières perméables, déplaçant le regard du spectateur, de la fiction à la réalité, de la nature à l’artifice, de la « folie » à la « normalité ».

Yanira Yariv


La Nuit et l'Enfant

Le 5 novembre 2004, dans la salle de cinéma de Lussas, alors étudiant en Master documentaire, j’avais écrit ces mots en réaction à un film que je venais de voir. « Pas d’image de la réalité. Une expérience. Les molécules se mêlent. Je suis là, ici et maintenant. Ailleurs, on parle une autre langue. Ils ont une histoire. Je ne connaîtrai jamais leur vie. » Aveu d’impuissance ou manifeste esthétique ? En tout cas, dix ans après, les films que je réalise sont encore sous le signe de cette orientation. Avec ma caméra, je cherche à enregistrer une présence au monde, la lumière dans laquelle je suis la trace. Les Oiseaux d’Arabie (2009) et La Nuit et L’Enfant (2015) sont deux films tournés à Djelfa, en Algérie. Au fil du temps, une relation de confiance s’est établie avec certains habitants et la fabrication du cinéma nous permet de partager un commun malgré la différence des langues. La Nuit et L’Enfant s’est construit dans des allers-retours entre repérage des lieux, co-écriture, improvisation, tournage et montage. L’élan du film, c’était de reprendre la marche dans des lieux qui avaient été désertés suite au passage des terroristes dans les années quatre-vingt-dix. Lamine et Aness ont investi ces lieux à partir de quelques indications (action, sujet de discussion, dialogue) et se sont réappropriés les situations. Petit à petit, un récit personnel s’est dessiné et la fable a rencontré le documentaire, comme une distance nécessaire pour pouvoir évoquer l’intime et s’émanciper du poids de l’Histoire. À travers cette nuit interminable, le film évoque une histoire liée à l’enfance et à la perte.

David Yon


La Fièvre

L’Arrière-pays (2009) et La Fièvre (2014) forment un diptyque autour d’un exil politique : celui de ma mère, réfugiée politique communiste marocaine, exilée en France en 1973. L’Arrière-pays était filmé depuis le pays d’exil, la France. La Fièvre s’origine depuis le Maroc, au moment du retour : une exilée fantomatique revient dans son pays après une longue absence pour y retrouver sa mémoire perdue. Ce geste étrange de faire de ma mère un fantôme qui « hante » est d’abord la trace de la façon dont m’a été transmise son histoire : son enfance sous la décolonisation, sa mémoire d’une lutte qui la mènera à l’exil m’ont été transmis de manière souterraine, comme en rêve – les souvenirs ne sont pas pour elles des scènes convocables à volonté mais des réminiscences, des fantômes qui ressurgissent par vagues. L’exil est le cœur des films mais je n’ai jamais voulu faire un film « sur l’exil », mon désir était surtout d’expérimenter comment donner forme à une perception : j’ai été élevé dans l’exil, l’exil est mon pays natal. J’ai grandi en France, mais ceux qui m’ont élevé avaient dans leurs gestes, leurs pensées, leurs rêves, un autre pays, un pays qui n’existe pas, à la fois leur pays natal, territoire d’enfance dont ils étaient privés, et une utopique terre à venir. Ce territoire mental sans « réalité », informe mais agissant, m’a été inoculé et a construit mon regard. Le monde est à mes yeux perpétuellement hanté par une doublure, un territoire qui dédouble le visible – une sensation très ancrée dans le réel. Cette forme de fable, ou conte fantastique, qu’a naturellement prise La Fièvre est ici documentaire : elle témoigne de ce que peut fabriquer l’exil comme perception du monde. Mais la forme du conte, de la fable, s’est peut-être aussi instinctivement imposée aussi parce qu’il s’agissait d’une histoire de transmission, et que la fable est un récit « pour enfant ». C’est en 2010-2011, c’est-à-dire au moment des manifestations du « Printemps arabe », que j’ai voulu évoquer de nouveau cette histoire de luttes anciennes et réprimées. Les révoltes contemporaines, bien que radicalement différentes par leur nature et leurs revendications, me semblaient « réveiller » la mémoire de luttes ensevelies, errant comme des fantômes dans la zone grise de l’oubli. Une histoire de revenant pouvait relier les luttes de la décolonisation puis les luttes marxistes à ces révoltes contemporaines. Ainsi est né ce désir de raconter l’histoire d’une enfant, au présent, hantée par une histoire passée. L’enfant qui, à son réveil après la nuit des fantômes, doit faire face à de nouvelles révoltes, aux formes et devenirs inconnus.

Safia Benhaim

La réflexion développée dans le cadre de cet atelier s’appuiera aussi sur les trois volumes des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes, présentés en séances spéciales jeudi et vendredi soir et samedi matin.


Atelier animé par Christophe Postic.
En présence de Safia Benhaim, Yanira Yariv et David Yon.