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Les États généraux du film documentaire 2013 Route du doc : Allemagne

Route du doc : Allemagne


L’Allemagne fait partie des rares pays qui continuent de produire un nombre important de documentaires dans des conditions plutôt favorables : la présence d’un héritage de quelques décennies d'une histoire du cinéma qui fait référence, les diffusions et visibilités dans des festivals bien enracinés et la prise en compte dans un réseau de formation constitué notamment de plusieurs écoles de cinéma et de l’audiovisuel. Pourtant, le film documentaire allemand se trouve aujourd'hui à un moment décisif de son développement. Ici aussi, le désengagement progressif mais effectif des chaînes de télévision et la fragilité matérielle grandissante de nombreux réalisateurs — tendances décriées avec régularité par l’association des documentaristes du pays — marginalise de plus en plus le film documentaire d'auteur ou de création outre-Rhin. Si l'implication effective des chaînes et des fonds régionaux dans des coproductions participe toujours de la vivacité du mouvement, paradoxalement, cela conduit souvent à des films « de belle facture » et aux « beaux sujets » mais manquant fortement d’ambition et d’engagement en termes d'écriture.
Après avoir présenté les années passées des « Fragments d'une œuvre » de cinéastes allemands reconnus (Farocki, Syberberg, Heise, Koepp, Böttcher, Wildenhahn), cette « Route du doc », exploration de la production allemande de ces cinq dernières années, est l’occasion de découvrir d'autres réalisateurs renommés mais surtout ceux dont les films sont moins diffusés voire inconnus au-delà de l'Allemagne. Nous nous sommes intéressés à ceux qui auscultent et racontent le monde à leur manière, clinique, ludique, personnelle, engagée, et nous livrent une vision certes peu lyrique, rarement poétique, plutôt critique de l’Allemagne contemporaine. Une vision forcément parcellaire mais qui témoigne des mutations – continuités, ruptures – et parfois des dérives inquiétantes d’une société, non sans réveiller certains démons de l'histoire qui hantent toujours les consciences.
Consequence en est sûrement l’exemple et la synthèse la plus troublante. L’exposé minutieux et austère, parfois dérangeant, des gestes et procédés techniques mécanisés à l'extrême au sein d’un petit crématorium, nous rappelle l’héritage historiquement chargé et les pires méfaits d'une certaine rationalité industrielle. Les images nous entraînent dans la violence d’un monde marqué par une modernité où l'histoire collective comme celle de l'individu semble oubliée, occultée voire effacée. Ces mutations s’observent aussi dans Au travail, corps et âme, une immersion glaçante dans le monde du travail, celui des grands groupes multinationaux. Leurs méthodes managériales ultra-concurrentielles d’évaluation, d’organisation des espaces et du travail des salariés poursuivent insidieusement, et pourtant à découvert, leur marche forcée vers un culte de l'efficacité entièrement fondé sur des systèmes de pensée et d’organisation qui, in fine, débouchent sur des comportements d’adhésion et de soumission totale. D’une manière rigoureuse et subtile, le film ouvre l’espace à l’exhibition du système et agit comme un révélateur. Une manière de procéder qui est à l’œuvre dans d’autres films, chacun inventant sa propre mise en scène.
Wolff von Amerongen est-il coupable de faillite frauduleuse ? dépeint, non sans ironie, la saga des grandes dynasties industrielles et financières allemandes du vingtième siècle sur fond visuel d’un infini mouvement du monde, tel un écoulement inextinguible. Implicitement, le film pose avec force la question « Comment filmer le capitalisme ? », nous confrontant à cet univers unique qu'il a su bâtir et qui a fini par s'imposer à nos vies. Dans cet intrigant panorama d'un monde de la pierre et du fer vient s'immiscer, en off, le récit de la vie des puissants qui, invisibles, semblent avoir fui ce monde qu'ils ont créé sans toujours se soucier de sa destinée… À l’image de cet impressionnant parc nucléaire, fleuron de l’ingéniosité humaine et de la performance technologique, qui a fini par se révéler encombrant et empoisonnant. Sous contrôle, visite guidée d’une démesure, est un exercice de déconstruction, au propre comme au figuré, du mythe de la perfection technique de notre ère industrielle. Dans Hinterland, lieu détonnant qui regorge encore des signes du passé mais qui a choisi de tourner résolument la page, nous voilà conviés à découvrir un paradis tropical totalement artificiel, « ailleurs » exotique de proximité, surgi d’un ingénieux et ambitieux concept de marketing des loisirs. Le visiteur peut s'y enfuir sans crainte vers un ersatz d'expérience et d'aventure : le ticket d'entrée l'exonère de toute confrontation avec les réalités du « monde extérieur » et de toute forme d'altérité. Rencontres à Milton Keynes rend aussi compte de ces mutations. Son réalisateur nous égare dans les dédales de cette ville nouvelle anglaise, déjà ancienne, témoignage d'une certaine utopie — celle d'une modernité à visage humain dont le projet n'a pas résisté à la réécriture impitoyable du néolibéralisme. Il chemine avec une fantaisie et un sens de l’humour qui doivent beaucoup à son talent pour les rencontres incongrues et sincères mais dont il n’ignore pas la force narrative. Voici donc les nouvelles utopies. Mais de quels espoirs sont-elles porteuses ?
Les tragédies du vingtième siècle verront leurs témoins directs disparaître et un cinéma plus archéologique ou plus clinique voit le jour, un cinéma néanmoins qui se confronte précisément à l’histoire collective, familiale ou individuelle. Les matériaux et documents ressurgissent ou disparaissent, les lieux portent encore les stigmates du passé et les films tentent de les déchiffrer. Ces films sont en lutte avec la mémoire des hommes, une mémoire fragile et défaillante dont on voudrait que les images la comblent, la confirment, la rassurent. Elles se heurtent parfois à l’obsession de l’enregistrement ou à l’inverse au geste volontaire de destruction (Give Me Back My Own Picture Perfect Memory!). L’inlassable geste de transmission du cinéma documentaire est aussi un acte de mise en garde et d’engagement quand il convoque l’histoire refoulée. La figure du cinéaste Thomas Harlan incarne cette double ambition politique et cinématographique, et dans un dernier entretien filmé (Thomas Harlan — Moving Shrapnels) l’homme témoigne également de cette nécessaire confrontation à l’histoire et à ce lourd héritage familial d’un père cinéaste, chef de file du cinéma du IIIe Reich. Tout comme Peter Nestler assume son héritage avec La Mort et le Diable, dans le récit qu’il tire des riches archives de son grand-père aristocrate suédois, explorateur, aventurier et photographe. D’un premier ressort filial, le film de Nestler se déploie ensuite, au fil des découvertes et révélations sur le degré réel d'implication et d'engagement de ce personnage dans les mouvements nazis de son pays, pour prendre la forme d'un réquisitoire implacable. Tout autrement, Und in der Mitte der Erde war feuer permet à son jeune réalisateur de remettre à l'ouvrage sa mémoire irréconciliée à l'occasion d'une improbable et belle rencontre avec une centenaire juive qui a dû fuir l'Europe. Au cours de leurs échanges, le film devient l’espace d’une fragile expérience de partage et de transmission. Deux jeunes réalisatrices se risquent, elles aussi, à une expérience de confrontation, l’une pour tenter de comprendre le repli amer de son père, Palestinien exilé en Allemagne (La Rage de la tortue), l’autre pour essayer de saisir quelques regrets d’un ancien de la Waffen-SS rencontré au hasard de son « casting » dans une maison de retraite (Mr Berner and the Wolokolamsker Avenue). Toutes deux s’engagent dans une relation difficile à ces deux solitaires, aigris et revêches, pour y entendre quelque chose, pour se rapprocher d’un « étranger » dont elles cherchent à percer la carcasse, dans un face-à-face d’une génération à l’autre.
L’étranger n’a plus rien de familier dans Revision dont l’enquête criminelle, aussi calme que méticuleuse, nous replonge dans l'ambiance des années de l'immédiat « après-mur ». L'euphorie généralisée qui accompagnait à l’époque la marche des anciens pays de l'Est vers le système occidental s'est trouvée entachée d'actes de xénophobie et de racisme. L'indifférence des institutions, une enquête policière bâclée, la langue de bois et l'arrogance impitoyable de la bureaucratie judiciaire allemande sont mises en évidence dans cette « révision » filmée où les proches des victimes d'alors, acteurs intégrés dans le processus même de l'élaboration du projet filmique, deviennent véritablement « partie civile » du cinéaste. White Box, dans une forme de cinéma direct, raconte d’autres désillusions vécues par de nombreux aspirants à une vie meilleure sur cette nouvelle terre promise que pouvait représenter l'Allemagne. Une lettre d’Allemagne témoigne de l’extrême violence d’espoirs et de destins brisés, ici de ces femmes trompées et prostituées, visages absents et corps soustraits, et dont seuls nous parviennent les récits de leur calvaire. Cela aussi est un état de « l’Allemagne telle qu’elle est », et le documentaire nous intéresse quand il ausculte ce présent, ses pratiques et ses traditions. Rompu aux techniques de l'observation tout autant que de l'intervention, Romuald Karmakar nous expose, par le truchement de la caméra, à la ferveur du monde contemporain, cette fois-ci, catholique. En marge des rituels, représentations et lieux officiels, dans des face-à-face parfois incisifs, toujours à hauteur d'homme, armé d’une fausse ingénuité et d’une obstination à propos, il cherche à rendre compte des phénomènes de croyance profondément enracinés dans nos sociétés dites « sécularisées » — non sans frôler le comique dans des situations où le sacré céleste le dispute au profane terrestre.
Ailleurs, ancrés chacun dans un village, Detection et The Man's Field, racontent également ce présent. Film d’école collectif, le premier explore ce lieu chargé d’histoire mais dont l’observation seule ne suffit pas à la révéler. Il faut donc l’exhumer, à plusieurs voix, celles des archives et celles des historiens. Alors le lieu prend forme, faisant apparaître toute sa fragilité comme pour ce village de la région sinistrée du Mansfeld. Ici, le quotidien des familles précaires et les préparatifs de la fête du printemps se transforment gracieusement en une allégorie visuelle et musicale de l’attachement à une terre et à ses traditions populaires, festives et sans nostalgie. Autre contrepoint à une certaine prédominance de regards distanciés, Louisa et The Pope Is not a Jeansboy, accompagnent le temps d’un film deux personnes dont les handicaps physiques les repoussent à la marge, mais dont la force de caractère autant que la sensibilité les maintiennent en résistance. La jeune Louisa, en quête d’autonomie, prend des décisions lourdes de conséquences et la réalisatrice rend compte de cet engagement avec la même détermination sensible. Sobo Swobodnik, lui, nous rend attachant un homme irascible, ancienne vedette médiatique, et nous fait finalement partager son humanité, à travers ses rencontres.
Bref détour par les classiques, en ponctuation nécessaire au programme : comment se convaincre encore, si besoin est, de la pertinence de Das Kapital ? Réponse : en le mettant en scène, de façon ludique et érudite, sous forme d'un vaste « chantier ouvert », avec Alexander Kluge et quelques amis fidèles.
Et enfin, comment échapper à cette obsession du temps qui passe, quand on en devient son esclave inconscient ? Tentative de réponse, là aussi ludique et non désespérée, en introduction au programme, avec Time’s Up.

Jürgen Ellinghaus et Christophe Postic

Remerciements : Gisela Rueb, Werner Ružička, Ralf Schenk, Sabine Söhner, et l’équipe du festival DOK Leipzig.
Avec le soutien du Goethe Institut Paris et de la DEFA-Stiftung, Berlin.

Débats animés par Jürgen Ellinghaus et Christophe Postic, en présence de Ingo Baltes, Werner Dütsch, Thomas Heise, Mario Schneider, Gabriele Voss.