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Les États généraux du film documentaire 2012 Fragment d'une œuvre : Ben Russell et Jean Rouch

Fragment d'une œuvre : Ben Russell et Jean Rouch


« Le cinéma, art du double, est déjà le passage du monde du réel au monde de l'imaginaire, et l'ethnographie, science des systèmes de la pensée des autres est une traversée permanente d'un univers conceptuel à un autre, gymnastique où perdre pied est le moindre des risques. »

Jean Rouch


« L'idée que toute sorte de représentation puisse se dévoyer du côté de l'objectivité m'a toujours semblé particulièrement suspecte. Depuis la période assez excitante des années soixante et soixante-dix (avec l'engagement de personnages tels que Rouch, Asch et Gardner), l'ethnographie semble avoir résolu ses problèmes de représentation en déclarant son allégeance à la science et non à l'art. Le résultat est d'en faire une cible facile, et puisque l'art m'intéresse généralement plus que la science, je préfère continuer à travailler à la recherche de nouvelles manières de traiter la compréhension et la non-compréhension du monde. Le savoir me semble trop dépendant du contexte pour espérer beaucoup plus. […] Le film de Jean Rouch était une référence fondamentale pour Black and White Trypps Number Three, et la représentation de la transcendance dans les deux films est un dialogue auquel j'aspirais. Je suis arrivé à l'idée de filmer le public dans un concert du groupe de noise-rock Lightning Bolt en partie parce que j'essayais d'imaginer ce qui correspondrait dans ma propre culture à celle des Haouka dans Les Maîtres fous. Je faisais moi-même partie de cette foule représentée dans Number Three, et il ne me paraissait pas suffisant de faire un document sur l'expérience – je voulais engager le fait d'être spectateur de cinéma, lequel a ses propres suppositions et attentes de transcendance. Une représentation n'est pas ce qui est représenté, aussi j'ai essayé de produire autre chose. »

Ben Russell


« Alors le cinéaste met en scène cette réalité, improvise ses cadrages, ses mouvements ou ses temps de tournage, choix subjectifs dont la seule clef est son inspiration personnelle. Et, sans doute, le chef d’œuvre est atteint quand cette inspiration de l’observateur est à l’unisson de l’inspiration collective qu’il observe. Mais cela est si rare, cela demande une telle connivence. […] Et s’il m’est arrivé une fois de réussir ce dialogue, par exemple dans Tourou et Bitti, plan séquence de dix minutes sur une danse de possession, j’ai encore en bouche le goût de cet effort, et du risque tenu de ne pas trébucher, de ne pas rater mon point et mon ouverture d’objectif, d’être moi-même nageant le plus lentement possible, ou plutôt volant derrière ma caméra soudain aussi vive qu’un oiseau ; sans cela, tout était à recommencer, c’est-à-dire tout était à jamais perdu. Et quand épuisés par cette tension et cet effort, Moussa Hamidou a reposé son microphone et moi ma caméra, nous avons eu l’impression que la foule attentive, que les musiciens, et même ces dieux fragiles qui dans l’intervalle avaient hanté leurs danseurs tremblants, avaient compris le sens de notre quête et en applaudissaient la réussite. Et c’est sans doute pourquoi je ne peux expliquer ce type de mise en scène que par le terme mystérieux de ciné-transe. »

Jean Rouch


« Je ne fais pas de films avec des histoires ou des personnages. La fiction n'est pas mon point fort, donc j'ai tendance à pencher du côté de la non-fiction – vers l'évocation de mythes et d'histoires qui existent déjà dans le monde en ayant recours à des comédiens qui sont, pour la plupart, des approximations d'eux-mêmes. En transformant des gens en images, il est d'une importance capitale qu'ils s'engagent dans le processus ; la manière dont cela se passe varie d'un film à l'autre, tout comme le succès. Le cinéma est nécessairement une exploitation, mais cela ne veut pas dire que c'est forcément mauvais, ou que la structure du pouvoir ne peut fonctionner que dans un sens. Une prise de pouvoir a lieu des deux côtés de la caméra – en produisant une conscience de l'acte de voir et de l'acte d'être vu. J'espère que je suis capable d'ébranler notre malheureuse tendance à confondre les images avec le monde. C'est en nous autorisant à réellement voir ce qui est devant nous que des transformations radicales peuvent avoir lieu – c'est le pouvoir du cinéma. [...] En tant que spectateur, je veux avoir de l'espace et en tant que cinéaste, je veux produire de l'espace. Je veux que mon public soit présent, actif, impliqué dans la production de sens. Il y a toutes sortes de moyens pour arriver à cela mais les énumérer explicitement cela reviendrait à faire un livre de recettes, ce qu'ils ne sont pas. »

Ben Russell


« Car c’est encore d'après Vertov que je baptise cet état de ciné-transe, en m’inspirant, bien sûr, du vocabulaire de la danse rituelle. Jamais on ne suivrait d’aussi près un danseur que je le fais avec ma caméra, en plan séquence, sans m’arrêter jusqu’à la transe finale où l’on passe de l’autre côté du miroir : alors le danseur quitte sa personne pour devenir « le génie du tonnerre », ou « l’arc-en-ciel » qui « chevauche » son corps et parle par sa bouche (et cela sans alcool, sans drogue, simplement par une technique du corps, dont nous avons perdu le secret). Cette métamorphose tragique, je la vois, au parfait viseur de ma caméra, de mon œil droit, alors que mon œil gauche guette, dans le hors-champ, l’arrivée d’un autre danseur, d’un musicien ou d’un prêtre. Eh bien, cette double vision d’un film en train de se faire et de son environnement, n’est pas très normale, mais mieux que n’importe quel hallucinogène, elle me cause cette dislocation visuelle qui permet, sans doute, de franchir le seuil de l’imaginaire… ».

Jean Rouch

Programme présenté par Federico Rossin, en présence de Ben Russell.