SQL Error ARDECHE IMAGES : Route du doc : Portugal
Les États généraux du film documentaire 2012 Route du doc : Portugal

Route du doc : Portugal


Dans les années quatre-vingt-dix, le documentaire connaît au Portugal une véritable effervescence avec l’apparition d’une génération de réalisateurs se consacrant uniquement à ce cinéma. Encouragé par l’évolution technique de matériels devenus plus accessibles, ce mouvement a pu traduire le désir d’un cinéma autrement proche des choses, « das coisas ». Ce mot qui revient par deux fois dans les titres des films présentés ici, évoque très justement ce désir d’un cinéma plus « direct ». Dans cette dynamique, réalisateurs et producteurs créent l’association du documentaire portugais (Apordoc). Elle donnera naissance aux rencontres Doc’s Kingdom en 2000 (suspendues l’an dernier faute de soutiens locaux) et deux ans plus tard, au festival doclisboa dont le succès public et la renommée internationale sont considérables. Puis en 2006, elle initiera le rendez-vous annuel du Panorama du cinéma portugais.
Dans cette Route du doc, des premiers films côtoient des œuvres de réalisateurs de longue expérience et des films d’artistes ou de techniciens dialoguent avec des films d’écoles ou d’amateurs. Ces cinéastes nous rappellent que le cinéma naît d’un regard et non d’un statut. Cet éclectisme montre la manifeste résistance et vitalité du cinéma documentaire portugais et de ses auteurs qui continuent de porter un regard sur ce qui les entoure, d’imaginer des propositions fragiles ou assurées, et de se risquer à des écritures inventives.
Nous avons vu naître entre ces films des résonances. Sans chercher à les nommer, puis jouant de leurs proximités ou de leurs écarts nous avons composé un assemblage d’où a surgi une trame inattendue. Celle d’un cinéma précisément porté par une grande attention aux choses, un cinéma des petites choses pourrait-on dire, fait d’intimité et de rencontres, de perceptions et de sensations, plus attentif aux visages qu’aux catégories, aux maisons qu’aux institutions. Les titres de ces films sont étonnamment explicites, ils désignent et nomment leurs objets, sans détour et sans métaphore, comme les intitulés d’une leçon de choses. La petite communauté d’un snack-bar, une journée passée avec un oncle, une maison d’enfance, un paysage suffisent à produire un récit, souvent de forme courte. Un cinéma documentaire dont l’attention et la fragilité — au fond une force — s’inscrivent dans une filiation de formes qui composent une entité plus qu’une identité, celle du cinéma portugais.
Les films sont aussi des lieux de passages, et peut-être parfois incrédules à l’idée de fixer l’éphémère de l’instant, ils s’évertuent à conjuguer le passé au présent. Les lieux oubliés, abandonnés comme avant la catastrophe, semblent éternellement figés. Dans Ruines, les récits du passé continuent de hanter les vestiges, dans The Time Mask, la présence des hommes s’évanouit dans un site abandonné qui à son tour se dissout dans le paysage. Le passé irradie le présent filmé, ou l’inverse, dans un entremêlement qui semble suspendre le temps pour mieux le conjurer. Les lieux, les récits, les personnages deviennent atemporels, comme dans Lisbon-Province ou Imorredoira. Une forme d’inquiétude sereine traverse ces films sur le seuil, où l’on est sur le point de quitter une maison, une époque, un pays, une personne, une vie… « Le visible est mémoire, survivance du passé. On ne voit et ne saurait filmer que des fantômes » nous souffle Saguenail dans L’Éternel Départ.
Ces films produisent ainsi autant de fictions du présent, tiraillées entre nostalgie et refoulement du passé, qui tentent de tenir ensemble mémoire et oubli ; deux mouvements contigus d’un rapport à l’histoire marquée par la dictature, les guerres coloniales et la révolution des Œillets. 48, 1971-74 (I am in Mozambique) ou Le Passeur se risquent à affronter l’histoire et inscrivent le passé dans le présent par une confrontation voire une mise à l’épreuve. À l’origine une installation, Le Passeur, imagine un dispositif de mise en abîme pour confronter mémoire collective et individuelle et tenter d’incarner ces récits dans le temps du paysage. Dans 48, on interroge ce que voient des victimes de la répression d’alors, sur leurs propres visages photographiés le jour de leur arrestation. La confrontation est difficile et douloureuse. Dans les images encore, celles d’un album photo de la guerre de 71 à 74, un ancien soldat écrit son commentaire d’aujourd’hui sur ces traces du passé. La violence est occultée et n’en apparaît que plus vivement. Dans les deux films, les corps d’aujourd’hui ne sont pas figurés si ce n’est par leurs voix, mais si la mort reste informe, les blessures se dévoilent.
Ailleurs, la mort prend forme violemment, comme dans O que pode um rosto (littéralement « Ce que peut un visage ») face à ces personnes en sursis, sans autre recours que la confrontation au « corps médical » froidement clinique et chirurgical. Une vie bascule, l’homme et la femme se retrouvent impuissants, dépendants, démunis, nus. La vie est mise hors champ mais elle existe et résiste sur leurs visages et par leurs mots, dans sa plus grande fragilité.
Cet espace ou ce temps du cinéma, le hors champ du cadre ou du film peut déployer des récits insoupçonnés. À partir d’une idée simple, « Faîtes moi visiter votre maison », émerge toute une face de l’histoire de l’immigration portugaise et de l’exil. Dans The House I want, une maison de vacances démesurée et quasi inhabitée tient la promesse pour ces migrants d’un retour prochain imaginé ou, pour leurs descendants, d’un legs peut-être encombrant.
Dans d’autres films, où le passé est plus intime, des enfants — devenus grands et cinéastes — aimeraient bien se débarrasser de souvenirs douloureux et demandent des comptes. Si les dispositifs triviaux, les mises en scène, les approches ludiques et sensibles se donnent à voir, c’est que toutes ces tentatives d’extorsion et d’expiation, ces quêtes réparatrices ou ces douces invitations à revisiter le passé, importent plus par leur démarche que pour leur résultat. Il s’agit maintenant de faire avec et de faire sans — les parents, les images. Une façon de se détacher pour mieux renouer, se réconcilier.
Le cinéma est une affaire de transmission, et João Bénard da Costa, longtemps directeur de la cinémathèque de Lisbonne est un incroyable passeur dans Cinema portuguais ? Le titre paraphrase son ouvrage Le Cinéma portugais n’a jamais existé dont le caractère provocateur est aussi un énoncé du refoulement de l’histoire. Le réalisateur Manuel Mozos répond à la question par un montage jubilatoire qui associe les films qui fondent le cinéma portugais. Et si le film nous place dans un rapport d’intimité si fort avec ces images, c’est que cette histoire est aussi la sienne. Une histoire qui se défie des genres et où l’on entrevoit les éclats précieux de ces films dont les images continuent de nous hanter longtemps après. De cette histoire du cinéma portugais, il n’était pas imaginable de ne pas projeter ces trois films somptueux qui irriguent encore le cinéma d’aujourd’hui.
Jaime d’António Reis continue de résonner comme un cri. Dans la prison circulaire de l’asile, les dessins de cet homme interné surgissent dans le film comme des effractions du réel. Ils peuplent soudain cet univers clos et deviennent le lieu du passage d’un monde à l’autre, la possibilité d’une échappée. Deux ans plus tard, le cinéaste termine avec Margarida Cordeiro, Trás-os-Montes. De cette région oubliée du Portugal, ils construisent un paysage hors du temps, de tous les temps. Les habitants en traversent les époques sans y prendre garde, les enfants jouent, les adultes s’affairent ou sont sur le départ mais tous arpentent et peuplent ce paysage. Une mémoire s’y dépose dont les mouvements s’impriment dans notre propre mémoire. Des mouvements de peu, de rien comme dans O Movimento das Coisas. Manuella Serra fut monteuse avant d’être la réalisatrice d’un seul film, un geste unique, une œuvre précieuse. Pendant six ans, elle suit la vie de ce village avec un regard d’une rare délicatesse. Chaque scène s’attache à un détail, un moment, un mouvement anodin du quotidien. C’est le cours des choses. Les habitants en sont les acteurs embarrassés mais attentionnés. Ce film est le leur et ils l’accueillent avec la même attention que la cinéaste leur porte. La moindre des choses.

Christophe Postic et Inês Sapeta Dias

Avec la collaboration de Apordoc et l'aide précieuse de Cinta Pelejà. Remerciements à Alexandre Martins (Vidéothèque municipale de Lisbonne).

Débats animés par Inês Sapeta Dias et Christophe Postic.

En présence de Silvia das Fadas, Nuno Lisboa, Manuel Mozos, Susana Nobre, Susana de Sousa Dias, Saguenail.