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Les États généraux du film documentaire 2011 Donner à entendre

Donner à entendre


« Leur sang nous appelle, mais leurs voix ne sont pas entendues. En conséquence, je parlerai pour eux... » (extrait des remarques préliminaires du procureur général Gideon Hausner lors du procès Eichmann).

Ce programme est né d'une révélation et d'un souhait face au choc résultant de la confrontation avec El Sicario, Room 164 de Gianfranco Rosi (2010), un des films les plus dérangeants de ces dernières années. Nous avons également pris conscience qu'à travers ce travail, il était enfin possible de construire ce que nous pourrions appeler « un paysage mental », un espace de discussion et de réflexion qui nous permette de mettre également au travail le film de Romuald Karmakar, Le Projet Himmler (2000), un repère important dans le cinéma moderne.
Les confessions d'un assassin au service de la mafia de Ciudad Juárez, filmées par Gianfranco Rosi dans El Sicario, Room 164, constituent un excellent exemple d'enquête ciné-journalistique se transformant en spectacle de Grand Guignol pour le grand écran. Il y a immédiatement quelque chose de théâtral dans le film : la manière dont le tueur, dos à la caméra, enfile un masque et se tourne vers le public. Rapidement, il s’avère être un conteur d'exception lorsqu’il nous livre ses histoires sur la prostitution, la drogue, l'extorsion, et pour finir, sur la torture et des centaines de meurtres. Il fait preuve d’une grande habileté lorsqu’il rejoue quelques-uns de ses crimes et ceci jusqu’au coup de théâtre final — où il semble renaître en la personne du Christ, se lamentant agenouillé sur le sol. Depuis la première projection à Venise en 2010, les spectateurs ont de nombreuses fois suggéré que El Sicario, Room 164 pourrait être la reconstitution stylisée d'une rencontre réelle. On pourrait tout autant penser que le tueur est un comédien né, ou qu'une double vie permanente transforme tout homme en acteur. L'important est que sa description du corps politique mexicain comme celui d’un cadavre bourré de vers, se voit confirmée quotidiennement par les actualités - que l’on pourrait plus justement qualifier ces jours-ci « d'autopsies ».
Dans Le Projet Himmler, Romuald Karmakar met en place un dispositif minimaliste où le comédien Manfred Zapatka lit, devant un fond neutre, le premier discours de Heinrich Himmler à Posen. Ce discours a été prononcé le 4 octobre 1943 lors d'une réunion secrète de quatre-vingt-douze SS Sturmbannführer. Le thème portait sur l'avenir de l'Europe et la manière dont la richesse et le travail du « sous-continent » devraient être répartis, gérés et distribués. Le statut de la solution finale était également évoqué en quelques mots, ce qui a rendu le discours « célèbre » car c'est l'un des rares documents dans lequel les Nazis parlent effectivement de leurs actes et de la façon dont la culpabilité devait être assumée et partagée... Le Projet Himmler a été tourné sous deux ou trois angles de prise de vues avec seulement de légères variations de cadrage ; le décor original est simplement suggéré par un pupitre. La version du discours lu par Manfred Zapatka diffère de la version de Heinrich Himmler, plus généralement connue. Romuald Karmakar a reconstitué l'énonciation originale à partir d'un enregistrement sur disque. Si certaines phrases sont incomplètes et les tournures du discours parfois étranges, cela s’explique par le fait que Heinrich Himmler s’exprimait à partir de notes et ne lisait donc pas un discours rédigé. Le Projet Himmler n'est pas une simple lecture du discours de Heinrich Himmler mais plutôt une « re-concrétisation » (pour utiliser un néologisme de Romuald Karmakar) d'un discours donné, ou encore une restitution. Le tissu même du film renforce cette volonté. Les réactions du public présent sont suggérées par des sous-titres.
À partir de ces films, les premiers éléments de réflexion de l’atelier sont posés.

The Laughing Man de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann (1966) est une rencontre en tête-à-tête avec un tueur « de masse », Siegfried « Kongo » Müller. Dans les années soixante, il était l’un des mercenaires les plus connus. L'entretien a été mené dans un studio vide par Gerhard Scheumann que l'on ne voit jamais et dont on entend seulement la voix. Une voix, à l’époque reconnaissable par toute la population de la RDA comme étant celle de Gerhard Scheumann, lequel était concepteur et présentateur de l'émission d'actualités télévisée la plus populaire du pays. The Laughing Man s'est inscrit dans l'histoire du cinéma et de la télévision. Pour la première fois, le public pouvait observer un tueur « de masse », écouter son discours.
De nombreuses personnes ont défendu le point de vue que Walter Heynowski et Gerhard Scheumann n'avaient pas joué à armes égales avec Siegfried Müller qui ne savait pas à qui il s’adressait. Il semble plus juste de dire que Siegfried Müller a été trahi par sa propre vanité, non par un quelconque désir de se confesser mais bien par un désir de se vanter. La même remarque pourrait être faite à propos du chef-d’œuvre maudit de Thomas Harlan, Wundkanal (1984), dans lequel un autre tueur « de masse » est amené à parler de ses actes. Il s'agit d'Alfred Filbert qui, en tant que chef du Einsatzkommando 9 de l'Einsatzgruppe B, fut responsable de plusieurs massacres perpétués en Lituanie et en Biélorussie pendant les premiers mois de l'invasion de l'URSS par les Allemands. Séduit par le nom d'Harlan – Thomas était pour lui avant tout le fils de Veit —, Alfred Filbert a accepté de se mettre en scène dans Wundkanal, vraisemblablement sans savoir à quoi s’attendre puisqu'il n'y avait pas de scénario. Thomas Harlan a dirigé Alfred Filbert au gré des séquences en lui murmurant à l'oreille qu'il devait parler de ses crimes. Wundkanal est un film qui a de multiples visages – l'un d’eux étant les aveux d'un tueur « de masse » nazi.

La parole des victimes est tout aussi difficile à entendre que celle des criminels. Nous avons ressenti le besoin d'écouter cette parole, ces voix des victimes et des vaincus. Dans Retour à Khodorciur, Journal arménien (1986), le père du réalisateur Yervant Gianikian, se souvient des massacres génocidaires commis par les Turcs contre les Arméniens. À soixante-dix ans, il retourne pour la première fois en Arménie et durant sa longue marche solitaire il rédige un journal. Dix ans plus tard, il le lit devant la caméra. Il faut un long cheminement pour arriver à l’évocation du massacre de la même manière qu'il faut du temps pour atteindre les lieux des crimes – son village d'origine et celui de sa famille. C’est un acte de transmission de l’Histoire.
Si Retour à Khodorciur, Journal arménien apparaît comme un acte humble de mémoire, un acte solitaire qui consiste à essayer de trouver des mots pour un traumatisme que l’on souhaiterait oublier, et une tentative de faire entendre la douleur d’un être humain, Reading the Book of Blockade (2009) se donne comme un rite collectif de remémoration, un monument à la douleur singulière d'une collectivité. Pour cet oratorio parlé, Alexandre Sokourov a convié ses concitoyens de Saint-Pétersbourg dans un studio de radio, leur demandant de raconter les histoires transcrites dans Blokadnaja kniga de Daniil Granin et Ales’ Adamovič (1981). Cette anthologie de récits considérés alors comme novateurs, allait à l’encontre des tabous, rappelant les souvenirs du siège de Léningrad – des récits à la fois si morbides et héroïques, si grotesques et pourtant si humains qu'ils défient toute crédibilité. Ici, l'histoire est transmise à une autre génération – imprégnant la douleur des citoyens d’une nouvelle signification, d’une nouvelle dimension. Mais voici ce que dit Alexandre Sokourov à propos de son film Reading the Book of Blockade : « [Le siège a été] un tamis cauchemardesque, diabolique, à travers lequel les gens ont été contraints de passer ; ayant subi par ce voyage fatal ce que les vivants ne peuvent pas endurer, de nombreuses personnes ont néanmoins survécu. C'est l'expérience d'un cauchemar. Je ne peux pas affirmer que cela n'arrivera jamais plus. Le siège a été un des principaux champs de bataille contre le nazisme en tant que tel. Le siège est une question douloureuse jetée à la face de l'ensemble de l'histoire russe : est-ce que la victoire vaut ce prix en vies humaines ? »
Le film The Verdict of History de Friedrich Ėrmler (1965) est un mélange de documentaire et de fiction, produisant les mêmes étonnements, les mêmes malaises que Wundkanal. Dans ce film, un acteur de cinéma et une personnalité réelle, Vasilij Šulgin, se rencontrent et échangent sur l'histoire. Un dispositif truqué, semble-t-il, puisque le point de vue officiel de l'URSS sur son passé, présent et futur, devait prévaloir sur les opinions d'un « réactionnaire » notoire. Pourtant, Friedrich Ėrmler a laissé à Vasilij Šulgin une place si grande, le présentant comme un lecteur éloquent, un esprit de grande envergure et une personnalité sensible, que le film a posé un problème majeur à son époque. Sa version originale n'a jamais été diffusée, et même son remontage s'est avéré trop controversé pour une large diffusion. Le film a finalement été peu vu. Ici, Vasilij Šulgin n'est pas seulement du côté de l’histoire des vaincus mais il a également un statut de victime.

D’inopportunes interprétations ont probablement joué un rôle dans l'oubli de Memories of the Eichmann Trial (1979). David Perlov a demandé à deux générations de personnes ce dont elles se souvenaient du procès Eichmann. Les réponses sont parfois ahurissantes – en particulier lorsque deux hommes comparent leur propre travail de soldats avec celui d'Eichmann, qu’ils considèrent comme un simple officier, tout comme eux.
L’objet du procès n’aurait pas tant été Eichmann que le système qu’il représentait, fait remarquer l’un des interviewés. Donc Eichman n'a jamais disparu même si son corps a été incinéré et ses cendres éparpillées dans la vaste étendue des océans. Le personnage créé par toutes ces mémoires a plus de pouvoir que l'homme qui a signé des ordres d'assassinat de masse. C'est aussi ce qui fait de Night and Fog de Dani Gal (2011) un film si curieux. Ostensiblement basé sur les mémoires d'un survivant d'Auschwitz, Michael Goldman Gilad - enquêteur pour le journal Mishterest Yisrael -, Dani Gal reconstruit, d'une manière étrangement hyperréaliste, les heures matinales de l'événement du 1er juin 1962. Le titre de ce film établit un parallèle avec Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (1956), et la voix off désincarnée avec l'histoire récente. Comment cette voix transporte-t-elle l'Histoire jusqu'à nous et la projette-t-elle vers le futur ? De qui est-ce la voix ?

Olaf Möller

Mardi 23 août à 10h15, Salle 5.
Débat en présence de Romuald Karmakar et Gianfranco Rosi.

Mercredi 24 août à 10h15, Salle 5.
Débat de clôture après la projection de Reading the Book of Blockade.


Coordination : Olaf Möller


Invités : Romuald Karmakar, Gianfranco Rosi, Yervant Gianikian.