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Les États généraux du film documentaire 2009 Interventions dans l’espace public

Interventions dans l’espace public


Cette journée est organisée par les Amis des États généraux du film documentaire de Lussas.

Interroger l’espace public au moment où s’élèvent d’un peu partout des cris d’alarme concernant l’effondrement du service public n’est pas sans rapport. En amont de la somme des savoirs produits sur ce sujet par la sociologie, nous voulons, Amis des États généraux, faire apparaître cet espace public d’abord comme celui où se déplacent les corps, où se constituent les gestes d’adresse aux autres, où se rencontrent ou non les sujets qui composent un monde commun, où se jouent les alliances et se nouent les conflits. L’espace public est l’affaire du cinéma — notamment du documentaire qui le filme par nécessité. Les écrans eux-mêmes des salles de cinéma ou des festivals sont à leur tour parties de cet espace public. Quant à la multiplication contemporaine des productions documentaires, partout observée, elle affecte la définition même de l’espace public, elle le constitue ou le reconstitue, le configure, lui devient coextensive.
Espace public ? Le mot « public » a la même étymologie que le mot « peuple ». Peuple est le mot qui désigne la nature politique d’une communauté, ce en quoi cette communauté n’est pas une masse indistincte que l’on veut consensuelle mais un assemblement de subjectivités aptes au contrat et aptes au conflit. Quelle est donc la pratique sociale qui détermine le caractère public d’un espace ? Nous dirons qu’il s’agit précisément de ce qui rend possible le partage du temps — c’est-à-dire le partage d’une histoire politique. Cet espace est marqué par son indétermination, puisqu’il est le champ du possible non encore advenu. Il est donc espace de gestes, d’actions, de créations qui, chaque fois, remettent à l’œuvre le lien social dans ce qu’il a de plus vaste, de plus ouvert, voire de plus universel. D’une certaine façon, l’art est le domaine exemplaire de production de l’espace public — architecture, urbanisme, aires de rassemblement, zones de circulation, lieux où opèrent tous ceux qui ont à charge des services dus à tous sans distinction. L’espace public, de ce fait, ne s’oppose pas à l’espace privé comme le dehors s’opposerait au dedans : un quartier, une école, un hôpital, une mairie font partie de l’espace public tout comme une rue, un carrefour, une place, un stade, un théâtre ou un jardin.
Tout l’espace public est aujourd’hui menacé de privatisation. Rues, façades, grilles de jardin, carrefours, tout ou presque de ce qui nous tombe sous les yeux quand nous traversons l’espace public est converti en espaces publicitaires, est dévoué au marché. Se désintéressant de tout ce qui est public, l’État lui-même rompt progressivement avec le peuple. Si l’art est bien le champ exemplaire d’une pratique politique, c’est au sens où tout geste créatif a un effet sur le lien social, à partir des expériences subjectives de chacun.
L’intervention dans l’espace public (ce qu’il en reste) est une affaire de pratique. Nos invités ont placé leurs pratiques au cœur même de l’espace public, avec la ferme intention d’y agir et d’y partager le sens de leur action.
L’un est peintre et dessinateur, Ernest Pignon-Ernest, qui dessine, produit ses dessins en série et les place dans des lieux publics. L’autre fut le cofondateur de Grapus qui s’illustra dans les années soixante par l’affichage d’interventions graphiques ; Gérard Paris-Clavel dirige aujourd’hui l’association Ne Pas Plier et poursuit son travail de création et d’intervention dans l’espace public avec le désir explicite de transformer le tissu social dans lequel il insère ses gestes, ses signes, ses images et ses mots.
Leur présence est une nouveauté à Lussas, et nous croyons qu’elle a une signification précise au moment où partout les mobilisations disparates cherchent des convergences, des alliances. L’ensemble du monde de la création doit collaborer, nous semble-t-il, à la production d’une solidarité politique dans les luttes menées sur tous les fronts. La reconquête de l’espace public est la reconquête même de la vie politique. Investir l’espace public, c’est prendre en charge la vie des corps qui partagent un monde, partagent du temps. Penser l’espace, c’est penser du temps. Tous ceux qui font des films savent très bien que le cadrage, le montage, le son, les voix, les rythmes et les places accordées ou refusées, tout cela compose autour des corps rencontrés, des voix recueillies, des regards échangés, et avec eux, la possibilité de faire advenir le peuple et de reconquérir la vie politique.
C’est avec ces artistes que nous ouvrirons la journée. Et c’est avec Marcel Trillat, journaliste et documentariste, que nous poursuivrons le dialogue. Depuis 1967 (Le 1er mai à Saint-Nazaire) jusqu’à aujourd’hui, Marcel Trillat réalise ou coréalise des films qui peuvent être définis sans nul doute comme films d’intervention dans l’espace public. En écho à son activité de journaliste, il filme pour la télévision publique des luttes ouvrières, des grèves, des situations difficiles, peu ou pas prises en charge par les programmes ordinaires des mêmes télévisions publiques.
Cette constance, cette cohérence ou cette obstination sont à elles seules une raison majeure d’engager le dialogue avec Marcel Trillat, à propos de sa pratique comme de sa conception de l’espace public tel que la télévision a pu le constituer, puis le défaire. Le cinéaste documentariste n’est pas seulement un témoin, il ne se contente pas d’enregistrer ce qui a lieu, ce qui disparaît (c’est déjà beaucoup). Il est aussi un acteur dans cet espace public que peut devenir le lieu intime quand un écran de télévision s’y allume sur un programme non conforme — sans parler des écrans dans les salles de cinéma.
Filmer ce qui est le hors champ des médias, le hors sujet du spectacle marchand, et le montrer à travers le dispositif même de l’aliénation ordinaire, dans le lieu et le temps de la marchandisation des écrans de télé, ce n’est pas seulement garder trace de ce qui en notre temps refuse de céder aux différents pouvoirs installés et complices, c’est aussi affirmer une autre pensée du rapport aux spectateurs, c’est mettre en œuvre une autre manière de pratiquer l’adresse publique.


Coordination : Jean-Louis Comolli, Marie-José Mondzain.


Invités : Gérard Paris-Clavel, Ernest Pignon-Ernest, Marcel Trillat.