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Les États généraux du film documentaire 2008 Afrique

Afrique


Afrique et l’explicite documentaire

En guise de préambule, quelques questions simples pour se donner quelques repères communs. Qu’est-ce qui différencie le travail d’un documentariste africain de celui d’un documentariste européen ? Je dirais, essentiellement, comme pour tous les continents, toutes les civilisations, trois éléments : le réel visible qui entoure l’auteur ; sa singularité et sa culture ; et enfin, puisque nous parlons d’un art qui, par ailleurs, est une industrie, la différence des conditions de production. Qu’est ce qui les rapproche, leur est commun ? De nouveau, trois points essentiels : bien évidemment, l’appartenance à un même continent — le cinéma monde, ainsi qu’aux grandes écoles esthétiques qui le traversent depuis plus d’un siècle ; ensuite, l’utilisation des mêmes outils artistico-industriels que sont les outils numériques ; enfin, à la faveur de la mondialisation, le sentiment d’appartenir à un mouvement artistique indépendant et planétaire en devenir, porteur de repères et de regards avisés sur les transformations des sociétés humaines.
Allons plus loin, et demandons-nous alors s’il existe des différences d’ordre national en Afrique même, par exemple, entre le documentaire sénégalais et le documentaire congolais. Dans le prolongement de la réponse précédente, je réaffirmerai : le réel visible que produisent ces sociétés est déjà une différence. Prenons, par exemple, l’univers sonore d’une rue de Brazzaville, on y entend les cloches des églises sonner. À Dakar, c’est l’appel du muezzin qui rythme le temps et occupe l’espace. Quant aux auteurs, une réalisatrice protestante de Brazzaville, ayant grandi dans une famille monoparentale après l’assassinat de son père durant la guerre civile de 2002, n’a certainement pas la même histoire ni la même culture qu’une réalisatrice de Saint-Louis du Sénégal, de confrérie mouride et vénérant en secret les génies de l’eau ; d’autant plus si elle est issue d’une famille polygame avec une dizaine de frères et sœurs ; et il y a fort à parier qu’un de ses parents proches a pu s’embarquer sur une pirogue pour tenter de rejoindre les côtes espagnoles. Mais peut-on affirmer pour autant qu’il existe un cinéma documentaire sénégalais ou un cinéma documentaire congolais ? Pour parler d’un cinéma national ou même d’un cinéma documentaire africain sub-saharien, il faudrait d’abord pouvoir parler d’une histoire du cinéma documentaire en Afrique, et ensuite, peut-être, d’une histoire du documentaire sénégalais ou congolais. Or, il n’en est rien. La quantité réduite de films produits depuis cinquante ans écarte d’emblée cette hypothèse. Il y a eu des pionniers certes, mais parler d’histoire serait excessif, car il ne s’agit pas d’un mouvement d’ensemble qui, par sa singularité, son ampleur et sa durabilité, aurait marqué l’histoire du cinéma ; néanmoins, ce qu’ont réalisé ces acteurs pionniers n’a pas été vain. Ils ont en quelque sorte bâti la Préhistoire.
Mais un mouvement se construit depuis quelques années à la faveur de la révolution numérique, de l’arrivée de nouveaux possibles économiques, de formations qui se sont mises en place et qui continuent à se multiplier… Et il a bien pour ambition de constituer une vague suffisamment ample et pérenne (tant sur le plan artistique qu’industriel) pour permettre au documentaire africain de se construire et d’initier son histoire ! Cette sélection Africadoc de Lussas en est, entre autres, l’une des manifestations.
Cette année, notre programmation s’articule en deux temps. Le premier temps présentera des premiers films issus des résidences d’écriture d’Africadoc et du Master 2 réalisation documentaire de création de Saint-Louis du Sénégal (créé en 2007-2008). Dans Yandé Codou, la griotte de Senghor, Angèle Diabang Brener tente de documenter la star griotte de Senghor en s’incorporant au film. En évitant d’en faire un portrait édifiant, elle gère et dessine magistralement l’humeur capricieuse de la reine Yandé. Avec La Robe du temps, Malam Saguirou filme, à travers le parcours « entrepreneurial » de son ami, le passage du commerce traditionnel de la viande à la boucherie capitaliste au Niger. Après Une fenêtre ouverte, Khady Sylla et Charlie Van Damme se sont retrouvés, à Dakar, pour cette fois mettre en scène et en situation le processus quotidien d’humiliation et d’exploitation sociale des bonnes, en filmant leurs silences et en théâtralisant leurs révoltes. Du côté des films réalisés par les étudiants du Master de Saint-Louis du Sénégal, Delphe Kifouani, dans une adresse mélancolique à son ami absent, interroge son africanité et les différences entre lui, Congolais de Brazzaville, et ses amis wolof du Sénégal. Marie-Louise Sarr, par son usage de la construction sonore et du montage répétitif, dessine l’image du « travail usine » dans le restaurant universitaire de Gaston Berger. Sani Magori documente la chaîne de la pauvreté et de la faim autour du pain nourricier. Mamounata Nikiéma nous instruit sur le riz et la dépendance alimentaire du Sénégal. La question alimentaire et celle de l’appartenance à une culture et à un territoire balisent sans conteste l’esprit de ces premières œuvres dont la puissance du point de vue et la variété des écritures sont absolument prometteuses.
Le second temps de cette programmation présentera, à partir des propositions reçues cette année, quatre films faits par des réalisatrices et des réalisateurs métis, pris dans un mouvement de retour à l’Afrique, sans pour autant vouloir y vivre. Ils et elles travaillent, dans chacun des films, des paroles africaines complices, qui sont autant d’expressions de désir que de récits de comportement, de position voire d’engagement. Alice Diop, avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise, et Katy Lena Ndiaye, avec En attendant les hommes, cherchent toutes deux à saisir comment pensent et rêvent les femmes par des dispositifs de filmage et de récit minimalistes. Grâce à une exploration intime de l’univers mental et quotidien de leurs personnages, elles nous documentent magnifiquement, mais laissent planer, comme une question centrale non résolue, la violence que peuvent représenter ces films pour les personnes et les sociétés documentées. Avec Philippe Lacôte, Chroniques de guerre en Côte-d’Ivoire, et Anne-Laure de Franssu, Yere Sorôkô, on est en Côte-d’Ivoire, dans le sillage des parcours personnels d’auteurs qui tentent de remonter le fil pour faire émerger un peu d’humanité dans le chaos de l’Histoire. Ils nous documentent par le mouvement-enquête de leurs films. Entre la parole de leurs protagonistes et leurs propres mots sur l’état de la Côte d’Ivoire, c’est évidemment l’écho de leurs propres existences qui nous est aussi donné à entendre.
Cet ensemble de films a une valeur majeure, celle de rendre explicites des enjeux implicites, souvent tus. Les débats risquent donc d’être vifs, ici et ailleurs. La dimension du secret, du mensonge par omission, n’a pas la même valeur en Afrique sub-saharienne qu’en Europe. L’implicite permet de régler bien des contentieux et de rendre plus apaisé le vivre ensemble. Dans des sociétés très contraignantes (omniprésence des familles, du religieux, des communautés…), c’est une manière — souvent — de préserver la liberté individuelle des êtres et de se construire malgré les déterminismes sociaux. Le documentaire, dans son travail de mise en lumière du secret, fait passer les enjeux connus et souvent tus par tous, de l’implicite à l’explicite. Il documente sur l’état réel, le quotidien des gens. En cela, il provoque inévitablement des réactions vives de la part des sociétés qu’il prend pour sujet. Il marque aussi sans doute une rupture culturelle majeure que les jeunes documentaristes africains auront, dans les années à venir, l’obligation de mesurer et de gérer. Il s’inscrit comme la nouvelle mémoire des peuples de l’oralité et peut leur donner une nouvelle puissance. Peut-être est-il le nouveau génie des âmes africaines ? Nous en parlerons au cours de ces deux jours.

Jean-Marie Barbe