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Les États généraux du film documentaire 2017 Expériences du regard

Expériences du regard


EXPÉRIENCE : Acte d’éprouver, d’avoir éprouvé (sens primitif)
REGARD : Attention qu’on a pour (sens primitif)

Non, le regard ne se limite pas à la vue, Littré nous le rappelle. Au-delà de l’idée même de documentaire, c’est d’attention (de care aussi bien) qu’il s’agit. Attention aux lieux, aux corps, aux couleurs, aux sons et à la parole, à ce qui nous regarde… Et l’attention, bien au-delà du célèbre « temps de cerveau disponible », sera le grand enjeu économique du capitalisme à venir (voir Yves Citton). Une denrée rare, précieuse, attaquée de toute part par les sollicitations du marché et dont la salle de cinéma, le festival de cinéma, restent encore (pour combien de temps ?) les zones protégées. C’est donc chaque année un luxe inouï que de pouvoir une semaine durant, à Lussas, proposer à nos attentions en état de siège une série d’expériences libres de droits, hors de toute gestion rentable du temps, et que de pouvoir offrir à nos regards, redevenus disponibles par la grâce de la fraîcheur climatisée des salles et de la bonhomie villageoise ambiante, la possibilité d’éprouver le travail des réalisateurs, puis d’en palabrer jusqu’à pas d’heure d’été…
En sélectionneurs-intermittents, nous avons tenu à privilégier, justement, des films qui prennent acte d’une manière ou d’une autre de cette nouvelle crise de l’attention, obligeant ceux qui rêvent, pensent, puis font ces films à inventer de nouvelles formes, d’autres stratégies en termes de durée, de montage, de récit, à établir de nouveaux contrats de croyance avec le spectateur, s’emparant des possibles du numérique sans plus le considérer seulement ni comme un ersatz pauvret du film d’antan, ni comme une fin en soi (« Pourquoi pas le noir et blanc ? C’est plus sympa ! »).
Et c’est avec plaisir que nous pouvons voir émerger une génération de documentaristes, mieux armée que les précédentes pour cette nouvelle guerre de l’attention, libérée des contraintes disciplinaires, idéologiques et esthétiques du genre documentaire classique, mais consciente tout autant de ce qu’elle lui doit. La rupture n’est plus de mise (nécessaire mais pas suffisante), et ce cinéma qui vient est un cinéma de l’essai, de la suture, du détournement, du doute constant, mettant la violence opératoire du numérique (la caméra de surveillance), son apparente immédiateté (le selfie), et les pièges confortables de la postproduction (le clip) à l’épreuve de la subjectivité absolue, de la fragilité, des affects, et, osons le mot, d’une pratique artistique en pleine mutation. Car c’est là que ça résiste, qu’une économie parallèle s’invente, et c’est à ces films-là, aussi hybrides que leur époque, que nous vous invitons à porter attention…
Sélectionner, sélection, je sélectionne, nous sélectionnons pour « Expériences du regard »… Rien n’a été simple : durant tout le printemps, des films s’amoncelaient sur le site (cliquer sur Docfilmdepot). De toute façon on s’était engagé, et il était trop tard pour faire marche arrière. Alors on s’y était mis, un peu fiers d’avoir été choisis (sélectionnés ?) pour cette tâche, un brin fébriles, curieux toujours. Nous avons visionné chacun de notre côté, un peu partout, au gré des voyages, puisque Docfilmdepot nous suivait partout – Oxford, Istanbul, Paris, Nice… Et chaque fois que la connexion l’autorisait, c’était le monde entier qui venait affleurer sur nos petits écrans, ou sur les immenses moniteurs des chambres d’hôtel.
Certes, nous sommes avant tout des fabricants de films, et nous venons nous aussi à Lussas pour piller, fureter, glaner des idées, des choix, questionner nos pratiques. Nous n’avons surtout pas cherché à dénicher de bonnes causes urgentes, de ces films d’intervention (parfois excellents) qui dénoncent, mais plutôt ceux qui (même maladroitement) énoncent un monde, poétiquement et politiquement, nous le dé-peignent en termes inouïs, et qui augmentent, fusse insensiblement, notre capacité à être émus, atteints, affectés par le cinéma, autant qu’indignés par tel ou tel sujet d’actualité. Nos subjectivités, nos préoccupations du moment, les contingences de la temporalité festivalière ont fait le reste. Et le paysage a surgi.
Souvent, nos choix de curateurs ont été difficiles, voire douloureux (comme je le confiais aux deux co-directeurs artistiques du festival, Pascale Paulat et Christophe Postic : « On s’attache ! ») et ces visionnements quasi-industriels n’auront fait que confirmer, au-delà des questions formelles, l’incroyable puissance émotionnelle des cinémas du réel, cet effet spécial du documentaire que jamais la fiction ne pourra lui ravir complètement. Nous avons dû garder la tête froide pour reconnaître les films qui, plus que d’autres, avaient constitué pour nos regards de véritables expériences, neuves et tranchantes… Film après film, des lignes de force se sont ainsi dessinées, des échos, et nous avons tenté de concevoir chaque séance comme autant de planètes cachées autour desquelles graviteraient des formes-films.
Sans réelle thématique commune ni cousinage formel, les films se font signe, esquissant ici une queer zone, là un pays d’accueil pour images et corps migrants, ici une chambre d’amour de l’Art, là un lieu pour l’écoute de la parole minoritaire, pour la dés-œuvre adolescente mondialisée ou pour les marges du réel, un laboratoire filmique pour la réactivation des archives et leur remise en jeu dans l’aujourd’hui… Nous ne citerons aucun exemple, car ce sont TOUS les films retenus en fin de parcours qui participeront de ce paysage fragile, une année dans la vie du cinéma documentaire (de création, dit-on), un état du monde saisi par une poignée de témoins absolument partiaux, parfaitement illégitimes, mais, nous persistons à le croire, indispensables.
Ni vraiment rangés, ni étiquetés, ces films, nous l’espérons, viendront concerter les uns avec les autres, vous déconcerteront sans doute, sans que jamais nous n’ayons négligé l’idée première du plaisir du cinéma : plaisir de découvrir des films, de les éprouver ensemble dans le noir, et respect scrupuleux (qui nous obligea sans cesse à des décisions de programmation déchirantes) de l’opportunité d’en discuter après les projections avec ceux qui les ont faits, et ont donc un temps porté attention à des gens, des lieux, des peuples, dirait Didi-Huberman… C’est le privilège des États généraux du film documentaire, leur grand effet spécial, que de donner à voir et à penser, hors compet’, hors bourrage des urnes programmatiques. Et nous avons joué le jeu, « we walked the walk », comme disait Kramer.
Chantal Akerman disait que le seul devoir d’un cinéaste est de « faire bouger les formes » et nous avons pensé à elle, tout le temps. Le champ politique du documentaire reste-t-il cet espace où les formes peuvent encore bouger, accompagner le monde dans ses frémissements, dans sa déréalisation même ? Une chose est sûre : en parcourant la constellation de tentatives formelles, de choix audacieux, de points de vue inédits, en termes d’images, de sons, de durées, de structures, de partis pris, nos regards seront cette année encore appelés à d’autres expériences. Tant mieux. Nous avons tenté de les reconnaître, de les agencer. Nous ferons en sorte de les défendre, de vous les présenter et d’en parler sous les étoiles.

Dominique Auvray et Vincent Dieutre


Débats animés par Dominique Auvray et Vincent Dieutre.
En présence des réalisateurs et/ou producteurs.