SQL Error ARDECHE IMAGES : Fragment d’une œuvre : Babette Mangolte
Les États généraux du film documentaire 2016 Fragment d’une œuvre : Babette Mangolte

Fragment d’une œuvre : Babette Mangolte


Votre activité artistique a toujours pris deux formes principales : la photographie et le cinéma. Mais en même temps vous avez exploré les domaines de la peinture, la sculpture, la performance et la danse. Il est intéressant de noter que les mêmes concepts et images réapparaissent à travers ces formes diverses. C’est comme si vous aviez toujours expérimenté des hypothèses conceptuelles en les testant sous la forme de films ou de photos. Comment concevez-vous la migration d’une forme à une autre ?
Je définis mon activité comme prenant la forme de films, de photographies, d’installations et d’écrits. Mais les sujets qui m’intéressent sont multiples : toutes sortes de spectacles, le théâtre, la danse, la performance mais aussi l’architecture, la peinture, la musique et l’improvisation, ma préoccupation principale étant l’acte de regarder. En ce moment, je réfléchis au déplacement historique qui s’est produit dans le statut de spectateur, depuis les années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, dans plusieurs installations pour des galeries et des musées. Elles mêlent projections de films, photographies d’archives et écrits qui re-contextualisent les idées du passé dans la contemporanéité d’aujourd'hui.
Je m’intéresse aussi à l’acte de création dans plusieurs médias ainsi qu’à l’influence de l’avant-garde qui a débuté avec John Cage et les poètes de la Beat Generation, mais aussi avec le film de Robert Frank Pull my Daisy, le théâtre visuel de Robert Wilson et de Richard Foreman et la scène du cinéma expérimental, centrée autour de la fondation d’institutions par Jonas Mekas pour la sauvegarde des films expérimentaux.
J’ai le sentiment que la photographie et le cinéma sont très différents et c’est comme si j’avais deux personnalités. À mes débuts en tant que cinéaste, je cherchais à conceptualiser ce que je faisais avant tout passage à l’acte, du premier plan jusqu’à la dernière coupe. La photographie m’est apparue comme un moyen de gagner ma vie et de me détendre après l’effort mental exigé par la création de longs métrages : la planification n’est pas nécessaire dans la photographie, qui se fait dans l’instant, en réaction à une observation patiente, dans l’attente d’un instant à saisir sur le vif.

Tous vos films sont conçus pour révéler et bouleverser les racines du langage et de la technique cinématographiques – le regard et le point de vue, l’image et le hors champ, la fixité et le mouvement, le modèle et le personnage. Comment avez-vous mis cette approche théorique en relation avec votre recherche artistique personnelle ?
Ceci est particulièrement vrai dans mes films des années soixante-dix. J’ai essayé d’inventer une nouvelle pratique par le positionnement du spectateur dans l’image du film, en particulier en pensant le rapport entre le regard du comédien et l’objectif de la caméra. Ma préoccupation était de dévoiler une subjectivité qui pourrait être implicite et révélée pendant la projection du film sans être évidente dès le début.
J’ai commencé mon premier film, What Maisie Knew, avec un nombre réduit d’éléments : cinq femmes, des espaces et des manières de regarder différents et cinq sons avec des variations comme le vent, le silence, quelques paroles et des variations musicales. Après avoir étudié la manière dont Koulechov avait représenté la femme idéale par le montage, dans la première séquence du film tournée dans le brouillard, j’ai eu le sentiment que je devais me détourner de l’idée initiale d’utiliser seulement des femmes et introduire des hommes en arrière-plan à un moment ou un autre. Ce changement a été le résultat d’un processus de théorisation développé au montage. La création d’un film basée sur l’improvisation et l’absence de planification se déroule dans le temps et cette période de retour sur soi au cours de l’acte de création offre beaucoup d’avantages : elle rend possibile d’auto-corriger ce que l’on a fait au départ et apporte une transformation narrative, ce qui faisait partie de mon intention initiale de mettre en œuvre un modèle abstrait, sans savoir comment.
Ma méthode fut de combiner l’acte de penser, de tourner et de monter en boucles répétées. Les formes et les processus étaient au cœur de la création de mes films dans les années soixante-dix. Cela a changé durant les années quatre-vingt avec une série de films-paysages où je saisis des effets d’éclairage spécifiques en me déplaçant dans le paysage, imitant le processus selon lequel, en tant que photographe, je m’intéresse au « moment décisif », et travaille aussi vite que possible avant la disparition de la lumière. L’image du paysage bouge seulement lorsque la lumière se déplace et, pendant le tournage, j’ai deviné que le langage était la clef pour ajouter du mouvement au paysage, suggérer la modification des perceptions selon différentes périodes historiques et parler de l’expérience physique d’être dehors.
Je ne suis pas sûr que je relie la théorie à mon processus de création. Dans tous mes films, j’ai l’impression que ce qui peut être théorisé est la position du spectateur. Mais les attentes des spectateurs des années soixante-dix ne sont pas les mêmes que celles d’un spectateur contemporain. Il est plus facile de regarder mes films maintenant que lorsqu’ils ont été créés. J’espère que l’on prend aussi davantage de plaisir à les regarder, même s’ils sont implacables dans leur attention aux petits détails, liée à mon féminisme.

Vos films sont des machineries de perception dont l’impact visuel et corporel est puissant. Ils provoquent un effort mental et physiologique. Nous devenons les protagonistes d’une dynamique – à la fois théorique et sensorielle – autour de phénomènes de retour sur soi, de réception et de perception. Jusqu’où voulez-vous aller dans ce désir d’agir sur l’esprit, l’œil et le corps du spectateur ?
Je pense à ce que je peux faire et à ce que je vais voir lorsque le film sera projeté avant de le finaliser, et à la façon dont il fonctionnera dans un contexte spécifique. Mais une fois le film terminé, les copies tirées et projetées en public une première fois, on ne peut plus rien changer. Je n’ai jamais fait de projection-test et, par conséquent, je n’ai jamais modifié mon film achevé en fonction de la réaction d’un public. Je travaille seule et accepte rarement les conseils des ami.e.s qui m’entourent. Je tente ma chance et je fais le pari que si ça ne fonctionne pas maintenant, ça fonctionnera plus tard. Je modifie aussi le film suivant en fonction. Tous mes films sont des réactions aux films les précédant dans l’exploration d’un autre ensemble de désirs.
Si mes films agissent sur le corps des spectateurs, j’en suis parfaitement contente. Je prends ces remarques comme des compliments.

Je considère vos films comme des déconstructions subversives: nous expérimentons directement les bases sur lesquelles le cinéma a été fondé et s’est développé (un niveau méta-filmique et structurel) et nous découvrons au cours du même processus ses limites et ses possibilités encore inexplorées (l’extase formelle à laquelle ces œuvres nous invitent).
Je regardais des films de toutes les périodes bien avant de fréquenter une école de cinéma. J’ai donc découvert le cinéma à travers l’acte de regarder des films à partir de 1960. J’ai découvert la Nouvelle Vague en même temps que le cinéma classique et le cinéma muet. C’est encore pour moi une source d’inspiration et de plaisir. Je suis entrée dans une école de cinéma pour apprendre les techniques de prise de vue et d’éclairage, puisque ce qui m’intéressait principalement était la composition de l’image et des mouvements de caméra, plutôt que le potentiel du montage rapide. Plus tard, j’ai fusionné ma propre analyse des films avec mes intuitions critiques, mes aspirations modernistes avec mon expertise technique et ma formation scientifique (une licence en mathématiques).
Mais il a fallu l’empreinte de New York pour déplacer mon ambition au-delà de ce but unique qu’était la photographie de cinéma, et y ajouter une pratique de cinéaste démarrée en 1973, qui déboucha sur un premier film terminé en janvier 1975. Et maintenant, pour comprendre ce que je peux faire ou ce que d’autres personnes font en ce moment, j’utilise l’écriture. C’est un outil de création pour réfléchir et penser les pratiques artistiques et la façon très libre dont elles se confondent aujourd’hui. L’écriture me permet aussi d’envisager l’étendue historique de ma vie créative. Si vous pensez, comme moi, que le spectateur est dans une position active, qu’il est un agent de changement, réfléchir aux transformations survenues entre les années soixante et aujourd’hui est une activité intellectuellement stimulante.

Votre œuvre est une sorte de film-essai continu sur la perception et sur les possibilités infinies d’articuler l’espace et le temps, le paysage et la parole, la présence et l’absence. Laissez-vous une place à l’improvisation ? Quel écart y a-t-il entre le contrôle et le hasard pour vous ?
J’ai le sentiment que tous mes films sont dominés par l’improvisation. Lorsque je suis arrivée à New York, c’était un mode de créativité de premier plan, de John Cage et Yvonne Rainer à Robert Wilson. Cela a certainement favorisé la transformation de la chef opératrice que j’étais en cinéaste. L’improvisation était partout, particulièrement dans les nombreux groupes de théâtre que j’ai découverts à New York dans le mois qui a suivi mon arrivée. J’ai vu les films de Stan Brakhage et de Michael Snow durant la première semaine que j’y ai passée. Brakhage m’a dévoilé l’importance de la subjectivité, de l’aléatoire et de l’improvisation au cinéma ainsi qu’une autre sorte d’image filmique que celle à laquelle j’avais été exposée. Michael Snow m’a appris comment structurer les intentions derrière chaque film de façon très claire. Je ne crois pas que Snow utilise l’improvisation autant que Brakhage, et évidemment leurs motivations et leurs imaginaires sont opposés. J’ai le sentiment d’être dans la filiation de Snow et de ce que P. Adams Sitney appelle le cinéma structurel. Ma pratique actuelle est influencée par l’improvisation car elle est plus facile à obtenir avec les caméras HD.

Entretien avec Babette Mangolte réalisé par Federico Rossin.


Débats animés par Federico Rossin.
En présence de Babette Mangolte.