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Les États généraux du film documentaire 2015 Fragment d’une œuvre : Marc Karlin

Fragment d’une œuvre : Marc Karlin


Marc Karlin (1943-1999) fait partie de cette génération de cinéastes qui, après avoir vécu l’expérience militante des années soixante et soixante-dix, a développé une nouvelle pratique cinématographique dans les années quatre-vingt (les années de Margaret Thatcher et Ronald Reagan) en repensant la tradition marxiste pour la dépasser. Son activisme politique a pris la forme d’une approche radicale de l’esthétique documentaire et d’une tentative constante de construire une culture cinématographique alternative qui puisse s’opposer au système médiatique – il était rédacteur en chef et éditeur de la revue de cinéma indépendante Vertigo, créée en 1993. Dès Nightcleaners Part 1 (1972-1975), réalisé en tant que membre du Berwick Street Film Collective, Karlin considère le cinéma comme un miroir du processus révolutionnaire : l’esthétique doit être aussi radicale que la politique. Les rushes du film, trop proches d’un documentaire d’agit-prop classique, sont totalement déconstruits à la tireuse optique et au montage. En résulte un film d’avant-garde complexe sur les contradictions de la pensée gauchiste et sur la lutte des femmes pour défendre leurs droits et leur reconnaissance par les syndicats. Les tensions inhérentes au cinéma militant sont inscrites directement dans le langage filmique et sa matérialité, ce qui sera la marque de fabrique des œuvres que Karlin réalisera par la suite. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la création de Channel 4 fait de la télévision le lieu de nouvelles opportunités et de nouveaux défis. Karlin s’y fait une place sans compromettre sa vision politique, et réalise douze films. La forme filmique à laquelle il réfléchit et qu’il refonde est le film-essai : une forme hybride, ouverte à l’actualité politique (la révolution au Nicaragua par exemple), se tournant simultanément vers le passé – vu comme une archive des opprimés – et vers l’avenir – vu comme une promesse utopique. Cette forme hybride associe des images d’archives (produisant des métaphores visuelles et des courts-circuits conceptuels), des arguments et des citations (voix littéraire à multiples strates et narration fragmentée), à une chorégraphie visuelle élégante (les travellings dans l’espace et dans le temps). Au début de la décennie qui verra s’imposer le néolibéralisme, l’âge de l’oubli, Karlin réalise For Memory (1982), un portrait peu orthodoxe du capitalisme, de l’amnésie culturelle grandissante et de la tyrannie de la mémoire : le fait de se souvenir s’y présente comme une question posée à l’avenir et comme un voyage au sein de la tradition révolutionnaire britannique – celle de John Milton et des Levellers. Déçu par l’époque que traverse l’Europe, Karlin, qui est socialiste et internationaliste, s’intéresse d’emblée à la révolution au Nicaragua qui débute en 1979 avec la chute du régime de Somoza et décide de faire une série de films sur ce processus difficile. Son point de départ est un livre de photographie de Susan Meiselas : Voyages (1985) sera le premier volet d’une série en quatre parties qui trouvera sa coda en 1991 avec Scenes From a Revolution. Karlin ne dresse jamais un portrait triomphant du pays et ne donne jamais la parole aux principaux leaders sandinistes : il veut être aux côtés des gens ordinaires du Nicaragua, filmer depuis les racines plutôt que depuis les hautes sphères. Pour chaque partie du projet, il invente et ajuste une forme cinématographique dialectique afin de mettre en lumière à la fois la beauté de la révolution au quotidien et ses dures contradictions. Les cinq films nicaraguayens ne sont pas efficaces en tant qu’outils politiques ou de propagande ; ce ne sont pas non plus des manifestes idéologiques. Ce sont des formes de pensée subtiles à propos d’une lutte réelle et de personnes réelles. La suite des recherches de Karlin sur le thème de la révolution est Utopias (1989), un essai mélancolique méditatif sur la crise de la gauche et l’héritage de cette dernière. Utopias est la réponse de Karlin à l’affirmation de Margaret Thatcher selon laquelle le socialisme serait mort : le film est structuré autour d’un banquet imaginaire où six personnes issues de différentes factions de la gauche sont invitées à débattre de la pertinence du projet socialiste au regard de l’œuvre de leurs propres vies. Si Utopias traite du passé de la gauche, Between Times (1993) est une sorte de coda amère par laquelle Karlin cherche à imaginer l’avenir de la tradition révolutionnaire. Après la chute du régime soviétique et la naissance du New Labour de Tony Blair, Karlin veut faire un film qui laisse les définitions de côté mais invite à penser la possibilité de replacer le mot « nous » dans le vocabulaire politique contemporain et de construire une possible résistance à la barbarie. Quand Marc Karlin meurt en 1999, The Independent écrit qu’il « était le cinéaste le plus important et le plus méconnu actif en Grande-Bretagne ces trois dernières décennies. » : nous redécouvrons aujourd’hui son travail, et nous le voyons comme une figure qui faisait défaut à l’histoire du cinéma documentaire, le chaînon manquant, puis retrouvé, entre le cinéma militant et le cinéma expérimental.

Federico Rossin


En partenariat avec le Marc Karlin Archive – Hermione Harris, Holly Aylett et Andy Robson.
Débats animés par Federico Rossin.