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Les États généraux du film documentaire 2013 Fragment d'une oeuvre : Ute Aurand et Margaret Tait

Fragment d'une oeuvre : Ute Aurand et Margaret Tait


Vous avez commencé très jeune à réaliser des films et n’avez jamais arrêté. Comment vous est venu le désir de devenir artiste ?
En 1979, je suis entrée à la DFFB, l’école de cinéma de Berlin. J’y ai réalisé mon premier film, Schweigend ins Gespräch vertieft. Je ne maîtrisais aucune règle, j’étais simplement armée d’un courage insensé et de la nécessité de passer à l’acte. À l’époque, je ne pensais pas encore que je ferais du cinéma, pas plus du long métrage que du documentaire. Je ne me suis jamais considérée comme une artiste, je préfère le terme de réalisatrice.

Depuis votre premier film, vous avez adopté la forme du journal filmé : pourquoi avoir choisi cette façon étrange de faire des films, où la vie et le cinéma sont constamment liés ?
Je me suis toujours sentie proche d’oeuvres empreintes d’une très forte subjectivité. Ce n’est qu’en sortant de l’école, après avoir coréalisé Oh! The Four Seasons, avec Ulrike Pfeiffer, inspiré par He Stands in a Desert Counting the Seconds of his Life de Jonas Mekas que je me suis tournée vers la forme du journal. J’ai acheté une Bolex, une table de montage et réalisé mon premier portrait filmé, Detel + Jon. Depuis lors, j’ai cherché dans ma démarche à faire émerger la spontanéité du journal intime, loin du scénario très écrit et de la forme que peut prendre un film d’Art et essai. Le journal s’élabore dans le dialogue intérieur que j’entretiens avec mon environnement, comme une conversation muette avec le visible. C’est le quotidien qui m’inspire : une source accessible à tous, qui jamais ne se tarit. Transformer ce dialogue intérieur en un film représente chaque fois une grande joie et un défi. Il y a des années, en observant une femme marcher dans la rue avec son bébé, je me suis dit que les mères étaient les seuls philosophes dignes de ce nom. Elles sont exclues du versant “productif” de ce monde et ont une façon singulière de penser, de ressentir la vie qui m’est très proche, si ce n’est que je transforme mon ressenti et mes impressions en films.

Par quels cinéastes avez-vous été influencée ? Le nom de Jonas Mekas vient spontanément en tête, mais vous me semblez très différents : aucun narcissisme n’est à l’œuvre dans votre travail. Votre propre personne ne représente qu’un élément parmi d’autres dans la réalité que vous dépeignez. Et puis, accessoirement, vous êtes une femme !
La réalisatrice et photographe allemande Elfi Mikesch a joué un rôle très important à mes débuts du fait de son intérêt pour le mélange des genres. Je l’ai invitée à l’école et nous avons travaillé ensemble. Blaue Matrosen, de Ulrike Ottinger, nous fascinait du fait de sa structure fragmentaire, de ses imperfections et artifices assumés. Le travail de Maya Deren m’impressionnait beaucoup, mais il me demeure distant, comme celui de Cocteau. Au début de Notebook, de Marie Menken, on voit un canard blanc nager tout en haut de l’image, à l’extrémité du cadre. À travers ce court moment, j’ai eu le sentiment de pénétrer très intensément dans son oeuvre. J’en suis sortie enchantée, si bien que j'ai apporté tous ses films chez Arsenal, la société de distribution berlinoise. Dans les films de Margaret Tait, certains passages peuvent m’emplir de joie ou m’apaiser. The Stoas, de Robert Beaver, a ouvert en moi une brèche totalement inédite – sans comprendre d’où cela provenait, j’ai entendu quelque chose de très important me parler à travers l’écran. Très vite, certains camarades d’école, devenus par la suite des amis réalisateurs, comme Ulrike Pfeiffer, Renate Sami, Maria Lang, Helga Fanderl et Jeannette Munoz, sont devenus pour moi des interlocuteurs très importants, qui nourrissent ma réflexion sur le cinéma. Nous nous connaissons bien, nous savons où se situent nos points communs, nos différences. C’est très précieux. Toutes mes collaborations dans le travail sont fondées sur des aspirations partagées.

Vous êtes une artiste européenne, mais dans vos films on peut voir de nombreuses parties du monde (presque toutes), Japon, Inde, États-Unis… Votre regard, votre démarche de cinéaste évoluent-ils au fil de vos voyages ?
Mon regard évolue au contact des différentes personnes ou cultures que je découvre. Cela a certainement un impact sur ma démarche, mais il m’est difficile de le définir précisément.

Le rythme saccadé de vos films me fait penser au phrasé musical, notamment à Webern et à la musique minimale des années soixante-dix. La musique est-elle pour vous source d’influence ?
À l’école, nous avions eu un exercice de critique à rédiger sur, au choix, Oskar Langenfeld d’Holger Meins (1967), court documentaire direct et humble, en noir et blanc ; ou Momma Don’t Allow, de Karel Reisz (1955), un film sur la danse, très visuel, très rythmé et rapide. J’ai écrit sur ce dernier. J’en aimais beaucoup le rythme, justement. Le récit n’est pas très important, c’est le rythme des images en noir et blanc qui prime. Moi-même, je ne filme que caméra à l’épaule et je me déplace constamment, le rythme est donc une composante essentielle de mon travail. Vous pouvez appeler ça de la « musique », pour moi, c’est du rythme. Il crée l’énergie, le mouvement et l’espace dans mes films.

Comment travaillez-vous pour parvenir à ce résultat ? Quelle importance accordez-vous au moment du montage ? Quelle part de spontanéité permettez-vous pendant le tournage ?
J’aime autant l’effet de kaléidoscope, créé par le tourné-monté, que le mystère de la coupe au montage. Je filme toujours dans la perspective du tourné-monté. Une fois à la table de montage, je m’emploie d’abord à raccourcir ces rushes, puis je bâtis la structure générale du film. Je conserve de ce matériau brut une part qui varie selon chaque projet. Dans le cas des plus récents, Kopfuber im Geast notamment, j’ai consacré à nouveau beaucoup de temps au montage, tandis que j’ai construit Terzen à partir de longues séquences tournées-montées.

Comment faites-vous pour vous positionner à juste distance des gens ? J’ai l’impression qu’une éthique guide votre façon de filmer : entretenir une promiscuité, mais qu’elle ne soit pas excessive. C’est là que me semble résider le secret de votre cinéma de l’intime.
J’aime la brièveté. Il n’est pas nécessaire de passer beaucoup de temps au contact de quelque chose ou de quelqu’un. Mon approche me fait parfois penser au mouvement d’une balançoire : se projeter en avant, puis en arrière, et ainsi de suite. Bien souvent, je ne connais pas ces gens, mais même lorsqu’ils me sont proches, j’aime que les moments de communication soient brefs. C’est la même chose avec le son : dans un morceau de musique, quelques notes suffisent pour dessiner une émotion, nulle besoin de l’écouter dans sa totalité. Les émotions sont l’écho des images ou des sons. Elles demeurent en nous. Images et sons s’évanouissent, ne demeurent que la mémoire et les émotions.

Parlons un peu de Margaret Tait. Elle n’est pas connue ici en France. Pouvez-vous nous en faire un portrait ?
J’ai fait sa connaissance en 1993, en regardant ses films, à la table de montage des cinéastes londoniens de la Co-op. Tout y était, cette intimité extrêmement puissante, cette fragilité que j’ai retrouvées par la suite chez elle lorsque je l’ai rencontrée pour de bon. J’ai beaucoup de respect pour sa carrière. Elle a traversé des moments difficiles, mais n’a jamais abandonné et continué de développer sa démarche personnelle. Voyez Portrait of Ga, qui date de 1952, c'est absolument incroyable qu’elle ait pu faire un tel film si tôt. Dans le tout premier, Three Portrait Sketches, sa façon d’aborder le montage est déjà tout à fait singulière, c’est fascinant. Je viens de le montrer à Berlin. La tonalité, l’image, les mouvements de camera et le regard que l’on trouve dans son oeuvre sont très raffraichissants, c’est un don très rare. Margaret est poète. Un cinéaste ne perçoit jamais son propre univers comme bizarre ou abscons, même si les autres peuvent trouver ses films compliqués ou banals.

Vous l’avez rencontrée. Pouvez-vous nous raconter ce moment ?
Nous avons regardé ses films toutes les deux, dans son salon, sur un écran de la taille d’un tableau, encadré d’or. Elle m’a montré Happy Bees, un très beau film où l’on voit ses neveux, tout petits, s’amuser dans le jardin. J’ai aussi vu quelques fragments d’une pellicule qu’elle avait grattée à la main et réutilisée par la suite dans le dernier de ses films, Garden Pieces. Margaret vivait à la campagne dans une vieille et minuscule église écossaise donnant sur une baie, « the kirk », avec des vitraux jaunes. Elle s’en servait d’atelier et y archivait son travail. L’œuvre de sa vie illuminait chaque recoin. Dans les Orcades, les ciels très clairs et la lumière sont fabuleux. Cela faisait très longtemps que Margaret n’avait pas travaillé avec une Bolex lorsque nous avons commencé à tourner ensemble quelques morceaux de ses Video Poems for the Nineties. Ce film est resté inachevé. Elle travaillait à l’écriture d’un scénario pour son deuxième long métrage.

Que vous inspire notre choix de présenter votre œuvre en regard de celle de Margaret Tait ?
Je suis très curieuse à l’idée d’assister à un dialogue aussi étroit. Je vous raconterai après les séances ce que j’en pense et ce que j’ai ressenti car pour l’instant, je ne saurais dire ce qui peut surgir d’une telle expérience. J’espère mieux comprendre et mes propres films et ceux de Margaret en les voyant les uns à la suite des autres. L’opportunité est unique. Le défi sera de s’abstenir de comparer nos travaux respectifs.

Margaret Tait a passé la majeure partie de sa vie en Écosse, dans les Orcades, même si elle a travaillé en Inde pendant la guerre, puis étudié en Italie. Vous avez vous-même beaucoup voyagé. Un même état d’esprit, un même amour de la vie vous caractérisent l'une et l'autre. Vous êtes toutes les deux des cinéastes du lieu et du portrait. A-t-elle influencé votre travail ?
Je ne sais pas. Peut-être le découvrirais-je lors de ces séances. Le rythme de Margaret, son rapport au mouvement de la caméra et son univers visuel sont très différents des miens, mais nous partageons ce même intérêt pour les « petites » choses et pour les gens. Son regard poétique, empreint d’optimisme, et le courage déployé pour rester fidèle à ses intuitions m’accompagnent à chaque instant.

Entretien avec Ute Aurand par Federico Rossin.

Débats en présence de Ute Aurand animés par Federico Rossin.