SQL Error ARDECHE IMAGES : Journée Scam
Les États généraux du film documentaire 2013 Journée Scam

Journée Scam


Du passé et de la communauté chez les cinéastes

814 projets aidés à ce jour. 64% des films ont été réalisés. La moitié a été diffusée sur une chaîne de télévision, les autres ont été projetés dans des salles ou dans des circuits indépendants. Une partie est visible sur Internet ou sur divers supports. Ces statistiques sur l’aide à la création de documentaires de création et d’essais filmés donnent une faible idée de l’immense richesse créée depuis vingt ans. Ces deux années passées dans le jury de Brouillon d’un rêve m’ont ouvert l’esprit, pas vraiment l’esprit critique déjà trop aiguisé et trop tranchant. Quand on en reçoit le pouvoir, on est toujours prêt à sabrer les autres. Non, ce sont des leçons de modestie que j’ai prises, me retrouvant dans tous les errements et les erreurs qui parsèment certains scenarii de nos auteurs demandeurs. La vanité et l’aveuglement ne sont-ils pas un travers commun ? Nos images, nos films deviennent les miroirs de notre narcissisme, tout comme ces projets écrits qui se répètent et tournent en rond comme si l’auteur voulait se convaincre de la pertinence de ses développements et de ses personnages, comme si ces derniers devenaient son porte-parole et le représentait. L’illusion de renouveler d’un coup le cinéma documentaire fait partie de ces petites complaisances, le besoin d’une maîtrise totale aussi. La moindre parole, la moindre image se ferment sur elles-mêmes, ne laissant aucun espace à l’improvisation. C’est la peur de la liberté, du surgissement qui s’empare alors du film en train de se faire, comme si la libre parole des personnages et leurs actions pouvaient l’envoyer sur une mauvaise voie.
Au sein du lectorat et du jury, j’ai eu l’impression de participer à une sorte de libre académie où tout était redéfini entre le plaisir de l’assentiment et la rigueur de la critique et des désaccords ; j’ai beaucoup aimé l’absence de prétention de mes collègues, qui restent — malgré les œuvres considérables qui sont derrière eux — des chercheurs de réalité. Leurs films, les films que nous avons aidés, sont au plus haut point des révélateurs, une sorte de conservatoire social de la vie des femmes et des hommes. C’est tout l’imaginaire de notre temps qui s’y réfugie, les cinéastes y ont fixé des réalités humaines qui, sans eux, nous échapperaient et iraient s’effacer dans le vide, le néant, le non-su. Faire des films demande d’ailleurs un effort extatique, il nous faut nous nier pour les faire. Nous nous abstenons quasiment de vivre nos vies et si nous révélons ce qu’il en va de l’existence aujourd’hui, n’est-ce pas aux dépens de ce que nous étions et parfois de ce que nous pensions ? Chaque projet nous sauve de notre passé. Ils nous tirent en avant, nous renouvellent, renouvellent nos images quand nous nous attachons à faire naître des univers inaperçus. Nous ouvrons les yeux, les nôtres et ceux des autres, nous forçons nos passivités.
Pour beaucoup de cinéastes, c’est grâce à notre société coopérative, la Scam, cette société qui nous appartient, que leurs rêves se sont mués en films concrets où des fulgurances croisent des connaissances, où des rencontres bouleversent le monde connu. L’aide aux auteurs, loin d’être uniquement financière, est avant tout critique. Ce que nous disons aux auteurs relève de l’expérience, mais aussi et surtout, de la fraternité. C’est du moins ce à quoi nous visons, aidés par le travail des permanents de la Scam, obstiné et modeste.
Les films de ces deux dernières années sont traversés par une volonté des auteurs de révéler et de connaître. Ce qui m’a beaucoup frappé, entre autres, ce sont la passion pour le passé familial, avec ses drames cachés, ses disparus, ses silences et aussi la recherche inquiète de la communauté, celle qui permet d’affronter la réalité ensemble et librement. Les cinéastes cherchent-ils à racheter les injustices commises contre des membres de leur famille, les idiots, les fous, les coupables, les malheureux et les rebelles qui ont fui leurs devoirs, ou bien sont-ils habités par un désir brûlant de combler un vide dans le maillage des générations ? Les deux sans doute. On veut comprendre la mise aux oubliettes d’un homme ou d’une femme, lui rendre son histoire et surtout prendre à témoin de cette injustice les destinataires du film, comme s’ils pouvaient jouer le rôle du tiers conciliant, celui qui permet de réconcilier la dissidence et la norme, le refus et la soumission. Ce qui a été détruit par l’histoire familiale va du coup réapparaître enrobé d’historicité. Le croisement entre l’Histoire avec un grand « H » et l’individu esseulé, livré à lui-même, est difficile à cerner. Il est difficile d’appréhender un individu dans sa totalité. Seuls le roman ou le cinéma peuvent y arriver. Si le documentaire ouvre la voie à des connaissances nouvelles sur l’individu et sa société, il va plus loin en l’amplifiant par l’esthétique. Celle-ci a tantôt recours au son, à la parole, tantôt à la puissance d’évocation des images. Cette combinaison fait et défait la narration, permet de déduire des savoirs et des plaisirs, dans des phrasés qui se démultiplient et se chevauchent. L’histoire familiale et ses ratés constituent d’ailleurs un passé par surprise. Ces souvenirs de lointains parents effacés, nous ne les avons pas appelés, ils nous assaillent, ils nous mettent en conflit avec nous-mêmes. Une fois de plus, en faire un film, c’est vouloir apaiser ce conflit en lui conférant l’universalité. Cette histoire-là nous appartient intimement mais elle appartient aussi à toute l’humanité. Ce quelque chose que notre mémoire n’a pas voulu effacer, c’est ce fameux « reste d’être » qui nous hante parce qu’il est déjà inscrit dans un de nos projets sans que nous le sachions. Arracher à l’anéantissement du passé des visages, des présences, des vies de témoins, des pensées, c’est rétablir une dialectique entre le passé et l’avenir vers lequel nos films nous tirent. Le regard que porte le cinéaste sur les choses et les êtres se lie au regard que portent sur lui et sur son film ses personnages, le public et ce tiers dont nous espérons qu’il mettra en tension l’apport du film et nos manques, nos questions, nos incertitudes. Œuvre d’art, œuvre de pensée.
La vague des projets que j’ai lus s’attache à ces investigations tenaces dans notre réel, celui que notre conscience investit et qu’elle nous pousse à saisir. Plus qu’une œuvre, le film est souvent une saisie par la conscience et la connaissance. Même s’il ne s’intéresse pas à l’abstraction, il la permet. Un film doit être pensé, mais ce qu’il intègre au premier rang, ce sont des individus et leur monde vécu, comme ces individus qui ont fait, et donc qui sont, la Révolution arabe.
Beaucoup de cinéastes se sont investis dans les villes et les écarts entre elles et les êtres. Ces gigantesques communautés où nous vivons dans des systèmes d’échange, de communication, de production, soumises aux médias de l’argent et de l’administration. Des communautés au service de fins impersonnelles, à laquelle nous participons comme moyens et non comme sujets libres. Comment échapper aux regards qui se figent, aux masques de pierre, qui font de nous des objets lors de nos déplacements en métro ? Comment vivre d’autres expériences communautaires où des échanges solidaires et réciproques nous lient à autrui, au sein d’une action collective pour le bien commun et pour le nôtre ? Quel beau regard que celui d’une cinéaste découvrant, dans le rush de la mégalopole et le vacarme de la circulation, de petites structures où des hommes échappent au poids de l’indifférence et aux regards aliénants. Devant la caméra qui les approche petit à petit, des hommes se regroupent tous les jours dans un lieu à eux, devant la boutique d’un ami : ils se parlent, ils contactent leur famille par téléphone, se rendent des services, forment une société amicale et soucieuse de soi... De loin, elle se fond dans la ville et ses pulsations ; de près, elle échappe à l’objectivation et préserve l’intériorité de ces hommes. Des hommes debout, ensemble sur un minuscule bout de trottoir. La réalité urbaine qui les enveloppe est chassée dans l’irréalité grâce au partage de sentiments, de nouvelles, de regards et de gestes d’entraide.
Souvent, les cinéastes s’intéressent à des micro-communautés apparues dans des conditions qui en justifient la nécessité, des communautés rurales qu’ils décrivent avec respect, dont les participants tentent d’abolir la distance entre le monde de la survie matérielle et le monde de l’esprit, de l’imaginaire. La tentative de les confondre tous deux pousse les femmes et les hommes à marquer leur environnement. Par des œuvres. Une statuaire évoquant un bestiaire sacré. Des rythmes et des rites basés sur la voix, le corps et la danse. C’est le procès de la réalité imposée, celle des objets, à laquelle ces communes originaires, créatrices d’un art sui generis, veulent échapper.
Et ces regards profonds portés par les auteurs sur la misère subie et vécue. C’est l’alternative qui les intéresse, pas l’écrasement. Parfois, devant la caméra-témoin, se forment des groupes solidaires où les miséreux assument leur misère. Au lieu de s’en prendre aux circonstances extérieures, ils la conçoivent comme ce qui doit changer ; ils se donnent un avenir et veulent la replacer dans un monde humain dans lequel elle serait perçue par tous comme intolérable. Des films nous conduisent à ce basculement. Des démunis mettent en commun leur savoir-faire et travaillent dans des circuits parallèles de l’économie comme la récupération et la réparation des objets manufacturés.
Je me permets aussi d’évoquer l’émotion d’une cinéaste devant des détenus condamnés à de très longues peines qui savent qu’ils vont mourir en prison ; ils se réunissent et tentent d’écrire leur autobiographie avec l’aide de l’auteur, ils font rejaillir en eux leur univers singulier, leur réalité humaine. Leur passé réhabilite leur avenir, leur histoire rejoint l’Histoire. Elle les réconcilie avec le monde et avec le temps qui emporte tout.
Et puis des films s’attachent aux communautés flamboyantes, citoyennes et agissantes, quand des groupes en fusion s’engagent dans une révolution contre des dictatures mafieuses ou des démocraties enrayées. Révolution arabe, révolte des insoumis. Le projet de chaque individu devient le projet de tous. En suivant ceux qui ont fait ces révolutions et ce printemps, le cinéma nous aide à comprendre ces communautés idéales et fugaces. Fugaces parce que les participants sont portés par l’action et le mouvement, par un projet d’émancipation universelle mais les groupes se défont aussi vite qu’ils se sont formés parce qu’il est difficile de se fondre tout à fait dans une société, quelle qu’elle soit, parce que leur révolution finit par leur échapper. Mais l'action des révolutionnaires les engage au-delà d’eux-mêmes, il est de tout le monde, de l’humanité entière. Dans la communauté insurgée des citoyens, vivre ensemble est sans limite. Ceux qui ont risqué leur vie en participant à la révolte doivent subir les risques de l'anéantissement politique. Car celle-ci connaît des lendemains qui ne chantent plus, les forces conservatrices s’en emparent, la contre-révolution remplace la révolution. Mais les insurgés qui l’ont portée ont remporté une victoire historique contre l’humiliation et l’impuissance. Et ce moment-là, personne ne l’oubliera, il conditionnera l’avenir. Le moment où la liberté revendiquée par tous avait sa condition dans la liberté revendiquée par chacun ! Les paroles et les actes rapportés par les cinéastes, leurs films, font partie de ce moment là.
Les cinéastes nous incitent aussi à l’indignation en nous menant vers des communautés anciennes repliées sur elles-mêmes. Les difficultés de la vie quotidienne les ont conduites à renoncer à la politique et à la démocratie, elles se sont ouvertes à l’influence de formations fascistes et xénophobes. Des communautés où la haine s’est substituée à la tradition de solidarité et qui font des autres, des migrants, des étrangers, des objets.
C’est tout un effort individuel et collectif de connaissance de soi et de connaissance d’autrui qui traverse le cinéma documentaire. Grâce à lui, ce n’est plus la réalité qui nous échappe et nous demeure étrangère qui est saisie, c’est la réalité humaine qui est choisie et défendue.

André Dartevelle
Cinéaste, historien, membre du Comité belge de la Scam
et du jury « Brouillon d'un rêve »


Débats en présence des réalisateurs.