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Les États généraux du film documentaire 2011 Fragment d'une œuvre : Klaus Wildenhahn

Fragment d'une œuvre : Klaus Wildenhahn


Entre cinéma direct et film-essai :
Klaus Wildenhahn, documentariste expérimental ?


« Qui a travaillé assez longtemps dans le cinéma sait combien il est facile de produire des séquences de montage rapides, trouver de bonnes transitions et transvaser le drame dans le monde artificiel du montage. D’une main légère, y répandre le sarcasme, le sentimentalisme, la toute-puissance. Produire la complétude d’une phrase, qui ne doit avoir à faire au réel qu’un petit peu, ou pas du tout. Il y a des séquences de montage qui restent à tel point imprimées dans la conscience que l’on dirait les accords des chants liturgiques. On peut les chanter au milieu d’une foule, même sans en connaître les mots. Les yeux fermés. Ce qui va arriver, on le sait déjà : faim, barbelés, les gens libres et ceux qui ne le sont pas, toutes les pièces de l’échiquier. Cela peut être formidable, nous entretenir, même être porteur d’une certaine sagesse. Mais le cinéma documentaire doit laisser tomber ces stéréotypes. Il faudrait éviter comme la peste de chercher l’arrondi là où il n’est pas naturellement. On montre la collection de fragments que l’on a ramassés. Avec de la fortune et de la persévérance, on peut arriver à inclure le spectateur dans l’arc de tension d’un jeu ouvert. Un jeu entre le filmeur et le filmé. S’il veut, le spectateur n’a pas seulement la possibilité de prendre position par rapport à ce qui est montré, mais aussi par rapport à celui qui l’a réalisé et à ses sympathies ou antipathies, qui apparaîtront clairement visibles à l’écran. Si le film atteint son but, s’instaure un champ énergétique entre les trois pôles suivants : filmé, filmeur et spectateur ». (Klaus Wildenhahn, 1967)

Né en 1930 à Bonn, Klaus Wildenhahn se doit de préciser encore aujourd’hui qu’il est issu d’une génération dont l’enfance a été marquée par le nazisme. Étudiant peu motivé, il s’inscrit en Sociologie, part aux États-Unis grâce à une bourse, puis vit à Londres entre 1953 et 1957, en expérimentant divers types de travail dont notamment celui d’infirmier – comme sa mère, qui vivait avec lui à Londres – au Banstead Hospital, hôpital psychiatrique de Sutton. Tel un « contrepoids du travail de tous les jours », il s’intéresse à la culture orientale et il rencontre une japonaise, qu’il épousera. Rentré en RFA avec elle, il s’installe à Hambourg, dans un appartement loué à sa tante. Alors qu’il cherche du travail, il a l’opportunité de faire un colloque au Norddeutscher Rundfunk (NDR), la télévision d’Hambourg, où il est embauché notamment grâce à deux poésies qu’il avait écrites à Londres. Au départ, le travail d’assistant réalisateur n’est qu’un hasard dicté par la nécessité de trouver du boulot, pas du tout une vocation. Il reste ensuite au NDR jusqu’à sa retraite, en 1995, malgré une interruption à la suite des polémiques déclenchées par son film sur Volkswagen, Emden geht nach USA (1975-76).
En 1964, à Oberhausen, il est marqué par le travail des grands documentaristes polonais, notamment Karabasz et Bossak. À Mannheim, quelques mois plus tard, se produit le choc du cinéma direct : il rencontre et interviewe Leacock, Pennebaker, Albert Maysles, et découvre leurs films. Quelques vingt années plus tard, il tournera d’ailleurs un double hommage à ses deux maîtres — Ein Film für Bossak und Leacock (1983-84), témoignage d’un tempérament constant, fidèle à quelques principes fondamentaux du documentaire. Les films néoréalistes, le Free Cinema, les Japonais (Ozu, Naruse, Mizoguchi, Shindo, etc.) le marqueront par la suite, comme Vertov à la fin des années soixante, par ses écrits, son expérience de vie sous Staline et ses « actualités » révolutionnaires – Klaus Wildenhahn tournera des films comparables avec les étudiants de la Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin, où il enseigne entre 1968 et 1972. Il y rencontre celle qui sera sa compagne pendant dix ans, Gisela Tuchtenhagen, documentariste toujours en activité. Klaus Wildenhahn réalise plusieurs films avec elle comme opératrice, alors qu’il assure la prise de son, un rôle qu’il conservera à partir de Heiligabend auf St. Pauli (1967-68). La solidarité du couple Wildenhahn-Tuchtenhagen peut faire penser à celle de Depardon et Nougaret, mais ici les rôles sont inversés entre prise de vues et prise de son, ce qui les rapprocherait davantage de Carole et Paul Roussopoulos. Klaus Wildenhahn revendique d’ailleurs sa passion pour la prise de son, qui ne lui a pas seulement permis de réduire l’équipe à deux personnes et de favoriser le contact avec les travailleurs, mais aussi de mieux les écouter. Un art qui demande de l’endurance et qu’il dit avoir appris des femmes qui l’ont formé, notamment sa mère et sa tante.
Amateur de jazz, Klaus Wildenhahn comprend tout de suite la proximité entre direct et improvisation, ce qui s’avère aussi fondamental pour filmer un jazziste comme Jimmy Smith, que pour donner la parole aux ouvriers et aux paysans. En cela, la cohérence de son travail est profonde : une quête du réel par l’écoute discrète des conditions de vie matérielles et des aspirations des gens communs. Pour cette raison, Klaus Wildenhahn a toujours reconnu le rôle fondamental des techniciens, notamment de l’image et du son (sur ses premiers films, Rudolf Körösi et Herbert Selk). La forme du film se charge ainsi d’une dimension réflexive que l’idéologie du direct semblerait contredire : c’est le cas, par exemple, de l’improvisation de la mise au point chez Rudolf Körösi. Comme le dira le cinéaste et essayiste Hans-Michael Bock, dans les films de Klaus Wildenhahn « le fond cherche et détermine sa forme ». Le cinéma direct de Klaus Wildenhahn enregistre la rencontre avec le réel qu’il expérimente.
Tout comme l’improvisation se retrouve dans les films sur les travailleurs, l’intérêt politique n’est pas le privilège de ses films « engagés », mais le fondement même de son œuvre. On retrouve ce même engagement, ce même intérêt pour le travail, lorsqu’il filme les répétitions ou les performances de grands musiciens ou danseurs (de Jimmy Smith à John Cage, de Merce Cunningham à Pina Bausch). Donner la parole, ce geste radicalement démocratique, n’arrange pas tout le monde, surtout pas ceux qui ont le pouvoir et par là même quelque chose à cacher : les bourgeois, les politiques, les institutions et parfois les syndicats. Mais cela peut aussi surprendre les ouvriers : par exemple, lors de la polémique autour d’Emden geht nach USA, certains d’entre eux reprochèrent à une famille qui avait été filmée de ne pas avoir nettoyé la cuisine pour le tournage…
Certes, Klaus Wildenhahn se définit par sa fidélité à la révolution du cinéma direct, opérée à l’intérieur de la télévision et grâce aux films que lui confièrent Hansjörg Pauli (documentaires sur la musique) ou Egon Monk (In der Fremde). Il défend un cinéma « qui n’intéresse plus tellement les cinéastes, parce qu’on le considère comme un « style », qui appartient au passé, tandis que moi je lui trouve quelque chose de vivant et de merveilleux, qui ouvre un nombre incroyable de possibilités d’expérimentation » (Klaus Wildenhahn). Un cinéma où l’on planifie peu à l’avance, proche mais différent en cela de la lignée analytique des « études visuelles » (Nicole Brenez) allemandes de Farocki, Bitomsky, ou Nestler. Pourtant, Klaus Wildenhahn réalise aussi des « films-essais » qu’il nomme documentaires poétiques, et qu’il situe à mi-chemin entre documentaire et cinéma « synthétique » (de fiction). Tout en gardant une place importante à la prise directe des vues et des sons, ces films articulent plus le présent et le passé, le direct et les citations (littéraires, historiques) ou les images fixes – les photos sont souvent les seules traces du passé prolétaire que l’Histoire a enseveli. Il filme le présent pour montrer les traces du passé, ou pour réinscrire celles-ci dans un paysage où l’on ne voit plus rien d’autre que « le poil trop luisant de l’histoire ». C’est le cas par exemple de Der Hamburger Aufstand Oktober 1923, de Im Norden das Meer… ou encore de Reise nach Ostende, tous des films liés à la description d’un lieu singulier, de son histoire vécue par les prolétaires, de ses luttes, de ses actes de résistance.

Question : Dans le sous-titre d’Im Norden das Meer… vous parlez d’« approchement » d'un lieu. Qu’est-ce que cela signifie, pour vous ?

Klaus Wildenhahn : « Je suppose qu’il s’agit de mon expérience, d’essayer tout simplement de m’approcher et de revenir en arrière. Je ne peux pas penser avoir trouvé le nœud central et m’occuper exclusivement de celui-ci. Je ne peux pas non plus dire que je me lie d’amitié avec les personnes que je filme : je reste avec eux, patiemment, en instaurant une sympathie réciproque, mais sans devenir amis. Parfois les jeunes réalisateurs ont une approche que je ne trouve pas juste, celle qui consiste à s’identifier aux gens filmés et à penser devenir camarade, ou ami. On peut même y voir une forme d’opportunisme, car on est en train de fabriquer un produit. C’est comme si je stipulais un contrat, et je devais me poser la question de savoir si quelque part s’y cache un mensonge, ou pas. »


(Montage de matériaux extraits du catalogue de la 5ème édition du NodoDocFest, Trieste 2011).

Dario Marchiori


Coordination : Présentation et débats par Dario Marchiori (enseignant-chercheur, critique et programmateur).