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Les États généraux du film documentaire 2010 Aux extrêmes

Aux extrêmes


Dans Z32, Avi Mograbi transgresse un interdit documentaire : celui qui consiste à masquer le visage. L'évolution du masque au cours du film, en même temps que la parole creuse (celle du meurtrier, celle de sa compagne et celle du cinéaste), devient la matière même du film, sa matrice. Du flou au masque, du masque au visage inventé, s’effectue sous nos yeux une expérience qui se sait ambiguë et fictive de redonner à l’autre, l’autre meurtrier, dont la parole peu à peu se libère et s’interroge elle-même, une image possible quoi qu’inventée, non sans se poser les questions qu’un tel geste cinématographique suscite. Le réalisateur israélien invente ainsi, dans une logique singulière mais inscrite dans la lignée de ses films précédents, un nouveau dispositif de mise en scène qui lui permet de s'aventurer sur de nouveaux chemins dans l'entre-deux singulier avec la fiction qu’entretient son cinéma, un cinéma de la relativité. Cette relativité s’y manifeste également par la trace du trucage auquel il se livre (en le laissant voir à chaque passage de main du jeune homme ou de sa compagne devant le visage en 3D) et par l’instauration d’un contrepoint de son propre personnage, récurrent dans son œuvre, s’inquiétant cette fois en chansons dans un registre parodiant L’Opéra de quat’sous, du bien-fondé de son geste. Mograbi poursuit ainsi le travail de deuil en direct auquel il se livre, en phase avec l’histoire d’Israël et du conflit israélo-palestinien. Agissant sur la mémoire vive de son peuple, il affronte cette position « intenable » de l’artiste dans un pays en temps de guerre et de dérives autoritaires, amené constamment à se repositionner, cherchant sa place et son rapport à l’autre, fut-il un assassin.

Filmer l’inaccessible
À l'autre extrémité de l'éventail documentaire, celle d’un cinéma direct poussé à son comble, Wang Bing poursuit son œuvre en recueillant un témoignage bouleversant, une parole sauvée de l'oubli dans Fengming, chronique d'une femme chinoise et accompagne au plus près un homme reclus, à travers la confrontation mutique que propose L’Homme sans nom. À travers ces deux portraits et ces deux témoignages, il propose deux métaphores saisissantes pour mieux éclairer, l’une par les mots et l’autre par leur absence, un état de la réalité tragique qui l’entoure. Le cinéaste chinois poursuit ainsi sa quête entamée avec l'impressionnant À l'ouest des rails, en perpétuant les mêmes principes, le même dispositif (la petite caméra DV et l’immersion durable et solitaire), poursuivant inlassablement le même but : filmer ce qui disparaît, ce que le monde ignore, les pièces manquantes et essentielles d'une histoire contemporaine de l'humanité qui nous est en grande partie inaccessible. Enregistrer dans l’urgence, dans l’accompagnement, dans la durée, telle est sa méthode, livrant au spectateur un objet semi-brut mettant délibérément en retrait la maîtrise de l’artiste sur son œuvre au profit d’une vérité plus urgente et essentielle, celle d’une mémoire en passe d’être occultée qu’incarnent les corps qu’il filme avec patience. À travers le hors-champ que ses films laissent peu à peu transparaître, Wang Bing parvient à décrire le processus même de l'effacement de cette mémoire collective et individuelle par la société et le pouvoir chinois, comme l’expression d’une barbarie moderne à l’ouvrage, soumise à une accélération sidérante et destructrice. Il nous fait partager sa propre expérience de captation dans son âpreté, sa cruauté, sa violence brute, sans la réduire ni l’accélérer, comme geste de résistance au rouleau compresseur de l’histoire auquel sont soumis les habitants de son pays.
Il n’est pas anodin que le cinéma documentaire, dans cette place essentielle qu’il occupe entre mémoire et histoire, entre présent et passé, soit constamment amené à réinventer de nouveaux dispositifs pour tenter de déjouer les pièges d’un monde de communication et de représentation en proie à l’évitement, à la vitesse et au simulacre. Les œuvres de Wang Bing et d’Avi Mograbi, par leurs capacités à régénérer par les extrêmes l’approche du réel à travers des expériences radicales et transgressives, en sont les preuves vivantes.

Frédéric Sabouraud, Dork Zabunyan


The Details – Simulation

En novembre 2009, Avi Mograbi présentait The Details, sa première exposition personnelle à la Galerie Art & Essai de l’université de Rennes 2. Quelques mois plus tard, il émet le souhait d’exposer les installations vidéos qui la composent aux États généraux du film documentaire à Lussas. Une forme différente en sera présentée, sur une proposition originale de Mograbi : non pas un nouvel accrochage de l’exposition rennaise, mais sa « simulation », puisque des moniteurs remplaceront à Lussas les écrans de projection qui se confondaient avec les parois de l’installation initiale. Un autre format d’exposition, en situation dans un autre espace ; changement de format qui pourra en retour nous conduire à interroger les formes filmiques de Mograbi, dont les variations de durée méritent pleinement d’être explorées.

The Details participe à une récente et importante série de « cinémas exposés », expression que Jean-Luc Godard a privilégiée pour décrire ces passages de l’image de la salle vers le musée, lui qui avait investi les salles du Centre Pompidou en 2006 avec ses Voyage(s) en utopie. La réussite de la migration des images d’un dispositif à l’autre dépend en partie de l’attention accordée aux nouvelles conditions de présentation des images, et aux effets qui en résultent plus généralement au niveau des opérations du cinéma (le montage, le cadrage ou encore le mixage). Si The Details possède une nécessité formelle au regard de l’œuvre filmique de Mograbi, c’est que l’auteur de Z32 s’est pleinement confronté au passage à l’espace de son travail cinématographique, c’est-à-dire qu’il a su déplacer les questions qu’il se pose habituellement derrière la caméra au domaine de l’exposition.

Pourquoi précisément quitter l’image en mouvement à deux dimensions projetée sur un écran unique, pour un cinéma dont les composantes visuelles et sonores sont multipliées, disséminées ou amplifiées dans l’espace ? Sans doute le cinéma spatial qui en découle n’est pas sans lien avec le souci de Mograbi de filmer ces espaces striés ou triturés que montrent les Details. Manière de déplier dans le lieu d’exposition des chevauchements de territoires aux limites flottantes (et pourtant toujours coercitives) : un poste-frontière, une zone-tampon, une enclave improvisée au milieu de nulle part, etc. Notons que la mise en espace des séquences documentaires tournées par Mograbi se fait suivant deux modes d’agencement : d’une part, un écran fait alterner deux extraits filmiques (avec au moins un Details à chaque fois) ; d’autre part, un jeu de relais se tisse entre les divers espaces représentés, d’un écran à l’autre.

Si les Details ainsi installés offrent globalement une cartographie des rapports de forces qui caractérisent le conflit israélo-palestinien, les croisements entre les différentes vidéos font exploser les lignes de séparation ou de fracture qui, à un niveau local, définissent l’espace nécessairement tourmenté de ce conflit. Explosion organisée, donc, obtenue par l’enchevêtrement des Details entre eux, et dont l’équivalent sonore est produit par la superposition des bruits, paroles, ou musiques en tous genres issus de chaque vidéo. Écoute à la limite de l’audible, et néanmoins claire, comme si la violence des propos échangés, malgré les nappes de bruits qui enveloppent le spectateur, nous parvenait avec une netteté inquiétante. Que le désordre des Details soit visuel ou sonore, il est rigoureusement pensé par Avi Mograbi dans et pour l’espace d’exposition : le cinéma exposé conquiert en ce sens une nécessité indissociablement critique et esthétique.

Dork Zabunyan

La simulation de l’installation The Details sera visible dès le jeudi 26 août. Nous vous invitons à la découvrir avant l’ouverture du séminaire. Pour ceux qui n’en auraient pas la possibilité, un temps de rattrapage est prévu le samedi 28 août.


Coordination : Frédéric Sabouraud, Dork Zabunyan


Invités : Avi Mograbi, Wang Bing.