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Les États généraux du film documentaire 2008 Incertains regards

Incertains regards


Les films que nous vous proposons de découvrir dans le cadre de cette programmation ne constituent pas un panorama de la production de l’année écoulée. La diversité des sujets et des écritures, si elle est bien réelle, ne saurait prétendre constituer une vision d’ensemble du travail des cinéastes documentaristes d’aujourd’hui. Une sélection, c’est d’abord un choix. Il serait absurde de le nier. Précisons qu’elle ne saurait être assimilée à un quelconque palmarès ou tableau d’honneur mais sans doute, pour les réalisateurs, vaut-il mieux en être. À travers les échanges que nous avons pu avoir avec certains d’entre eux ces derniers mois, nous avons mesuré l’importance que pouvait avoir le fait de retenir leur film même si les États généraux ne sont pas Cannes ! Ici, nulle compétition, nulles récompenses si ce n’est celles de rencontres entre les films projetés et le public. Nous avons travaillé à cette sélection en pensant d’abord à cela.
Au fur et à mesure de nos visionnages, nous nous sommes forgés une conviction : dans le rapport que les cinéastes créent avec ceux qu’ils filment s’inscrit déjà le rapport que leurs films entretiendront avec leurs spectateurs. Questions d’éthique et d’esthétique. Les rapports filmeur/filmé ont déjà fait l’objet d’échanges riches, nourris de la pratique des cinéastes. Les films qui se sont imposés à nous sont ceux qui ne cherchaient pas à nous en imposer, ceux qui laissaient à leurs personnages et à leurs spectateurs un espace de liberté. Retour aux questions des origines, à ce qui fait la singularité de cet art dans son rapport au réel, ouverture sur l’immense chantier de réflexion autour de l’image et de la représentation du réel. Le temps n’est plus à la défense du documentaire en tant que genre s’opposant à la fiction, les clivages ne sont pas entre les genres. Ils ne l’ont d’ailleurs jamais été, si ce n’est pour mener des batailles de reconnaissance à des périodes où le documentaire était le parent pauvre de la famille cinéma. La notion d’auteur a dû être vigoureusement défendue afin de faire reconnaître par les institutions le film documentaire comme un film à part entière, une œuvre qui excède les contenus qu’elle traite, la part d’information qu’elle délivre. La question de l’audience est devenue de plus en plus déterminante pour les diffuseurs, elle pèse sur le choix des sujets retenus et sur les écritures. Un véritable basculement s’est opéré en quelques années. Aujourd’hui, la plupart des films documentaires réalisés et produits le sont sans la complicité des chaînes de télévision, même modestes. Les nouveaux outils (caméras, bancs de montage) sont pris en main par les cinéastes, les films se font, souvent dans des conditions plus que précaires pour tous ceux, auteurs et techniciens, qui en portent le projet. La variable d’ajustement économique qui leur permet d’aller au bout c’est, hélas, le travail sous rémunéré, voire non payé. Se pose enfin, pour ces films réalisés et produits de façon extrêmement volontariste, la question de leurs modes de diffusion. L’absence de diffusion télévisuelle ne saurait être toujours compensée par une sortie en salles, surtout à un moment où les secteurs de la distribution et de l’exploitation traversent eux-mêmes une crise profonde. De nouveaux lieux et modes de diffusion se mettent en place, souvent en dehors de toute économie et donc de toute mesure. Le public est au rendez-vous.
Les films que nous vous proposons, nous ne les avons pas regardés comme des juges ou pour illustrer une certaine idée préconçue du cinéma que nous souhaiterions défendre. Bien sûr, il ne saurait être question d’évacuer toute subjectivité. Celle qui nous a guidés est notre subjectivité de spectateur : ces films que nous regardons les uns après les autres nous permettent-ils de regarder le monde autrement grâce au cinéma ? « Le monde est abîmé » dit l’un des personnages du film de Nathalie Mansoux (Via de Acesso). Le constat n’est pas original et il n’est nul besoin du cinéma pour s’en convaincre. Ce que le cinéma peut faire, à défaut de le réparer, c’est en exposer les blessures, les rendre visibles et faire en sorte que nous les voyions vraiment : travail de la mise en scène et du montage, construction d’un récit, irruption du hasard et de l’imprévu qui viennent troubler les dispositifs et remettre en cause la maîtrise parfois trop revendiquée des réalisateurs.
Le cinéma, depuis bien longtemps, ne nous offre plus l’image d’un monde réconcilié. Il est un art parmi d’autres, ses images ont à faire avec toutes les autres, avec toutes celles, séduisantes ou répulsives, esthétisantes ou « trash », parmi lesquelles nous vivons, auxquelles nous sommes confrontés à chaque heure bon gré, mal gré. Il y a une peur nouvelle devant les images, la peur d’être trompé, séduit, manipulé… L’idée d’un « apprentissage de la lecture des images » est troublante. En un temps historiquement très bref, le regard du spectateur a basculé. Ce « monde abîmé » qui est le nôtre est aussi un monde désenchanté, un monde qui souffre finalement plus de ne plus croire que d’être trompé. À l’émotion qui naît d’une rencontre entre un film et ses spectateurs, il est aujourd’hui de meilleur ton de substituer un regard distant, averti. Le spectateur malin est gratifié en retour par le film (et le cinéaste) malin. À malin, malin et demi ! Ne pas oublier pourtant qu’un dispositif est un piège, pour ceux qui sont filmés comme pour ceux qui regarderont le film.
Les films que nous avons finalement choisi de vous montrer sont avant tout des films qui nous ont touchés, émus, étonnés. Ce sont souvent des films qui s’émancipent des généalogies, des frontières convenues entre le documentaire et la fiction (Trous de mémoire de Jean-Michel Perez), qui brouillent les pistes du réel (Stolen Art, John Arthur Geall), qui travaillent un imaginaire complexe, des regards qui bousculent les questions identitaires et réinventent d’autres récits de parenté où le jeu du « je » est caduque (beauté crue du film de David Teboul, La Vie ailleurs).
À travers le geste de filmer, des communautés de lien se retissent (Un soir d'été, un étranger, Un jour en France) et s’inscrivent des territoires où la mémoire de ce qui demeure rejaillit : de la puissance de l’oralité qui inscrit la forme du film (Nawna de Nazim Djimai) aux visions d’un monde obscur où l’on brûle ses violences comme on fait un film, véritable manifeste poétique et politique (la trilogie visionnaire de Sylvain George). Des films aussi qui déconstruisent les mythologies familiales et les frontières politiques (Film de guerre de Carmit Harash, Salade maison de Nadia Kamel, Un voyage en Israël de Ginette Lavigne), car il n’y a de pays que mental.
Les corps se déplacent dans l’épopée du chaos de l’Histoire (J’ai un frère d’Emmanuel Vigier). Bousculer. Rompre. Profaner (l’ironie décapante de Lucia Sanchez). Grâce du visage d’une Mère Courage dans le film d’Antoine Cattin et Kostomarov, La Mère, traversée archaïque dans le huis clos des kolkhozes et de ses enfants perdus. La transmission possible ou impossible. Les traces (Les Secrets de Tony Quéméré, Le Reflet de Jérôme Amimer, L’Éclaircie de Jérémie Jorrand). Le silence. Son chemin. Rompre l’indicible quand il n’y a plus de corps (Sonderkommando d’Emil Weiss).
Rencontres encore avec des cinéastes qui composent les récits initiatiques d’un monde en train de naître ou de disparaître (Via de Acesso, Under Construction, Nuit de Chine). Créatures d’un désordre enflammé (de Jenny Bel'Air à Bernadette Lafont vue par André S. Labarthe), et cinéastes qui décryptent le langage des chambres noires au sens propre comme au sens figuré (du travail photographique de Jean-Michel Fauquet vu par Henry Colomer aux dernières errances du musicien Jeffrey Lee Pierce par Henri-Jean Debon).
Longtemps, chacun de ces films a été rêvé par son auteur. Aujourd’hui, ils sont là, devant nous. Devenus réalité. À nous, maintenant, de les rêver et de nous laisser habiter par eux. Nous souhaitons que sous vos yeux, ils se dévoilent sans fin, longtemps après les séances.

Fleur Albert et Gérald Collas


Invités : Débats en présence des réalisateurs.