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Les États généraux du film documentaire 2007 Coupez !

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L'atelier s'organisera en deux parties. Jean-Louis Comolli coordonnera la première partie (matinée) et Marie-Pierre Duhamel-Muller prendra en charge la deuxième partie (l'après-midi). Ils interviendront bien sûr l'un et l'autre dans la partie de chacun.


Quelques mots sur notre point de départ : nous voulons interroger quelques-unes des figures d'articulation et de transition utilisées dans la construction et le montage des films documentaires : raccords divers, fondus au noir ou enchaînés, « short cuts », « jump cuts »… Ces figures seront étudiées à partir d'exemples pris principalement dans des films documentaires. Il s'agit avant tout d'explorer les effets et conséquences de sens liés à des formes souvent restées impensées.

Pour caractériser d’une formule le système de tant de films, dont Bowling for Columbine serait le paradigme, on pourrait parler de « zapping » généralisé. Passer, partir, revenir, repasser. Ne pas rester en place, dans une durée, dans une scène, dans un décor, dans une idée, un thème, un motif, un raisonnement, un argument, mais aller et venir, commencer et finir. Mais aussi : frapper à coups répétés, asséner les affirmations, multiplier les images-choc, émietter les petites phrases, faire miroiter tout un éclatement de plans brefs, de « plans-clip », jouer des effets de montage comme sur une console de jeu ultra-rapide. Permanente poudre aux yeux du « montage spectaculaire ».

Que voyons-nous, qu’entendons-nous dans Bowling for Columbine ? Une suite de plans rapides dans l’élan desquels se mêlent des matériaux, des registres, des styles hétérogènes : ici et ailleurs, gag et sérieux, hier et aujourd’hui, drame et comédie, photos et documents, pathos et ironie, archives diverses, pacotille et terreur, publicités télévisées, vidéos de surveillance, etc. Ce mélange est plaisant. Le jeu de l’hétérogène dans un film est toujours un défi. Mais, et d’abord dans un film, aucun jeu n’est gratuit. Le sens du jeu est ici de réduire l’altérité (du monde) à la familiarité (du spectacle). Toute cette matière foisonnante et d’un polymorphisme en expansion est passée à la moulinette unique du « short cut ». L’effet est d’une grande uniformité. Tout se vaut. Le spectacle est partout, le réel nulle part.

Toucher à tout pour ne toucher à rien. Le sautillement est une forme d’évitement. Le modèle de ce montage serait le « clip » publicitaire ou musical, et le modèle du modèle, lui, est dans le geste du « zappeur ». Impatience, précipitation, fébrilité, fragmentation, échantillonnage, hystérisation du fragment, fantasme d’ubiquité et de volatilité. Au bout de quoi : miettes.

Il est peu probable qu’il se trouve dans Bowling for Columbine beaucoup de plans de plus de vingt secondes, et la plupart sont en dessous des dix secondes. Nous prendrons en exemple le prologue du film : 1 minute et 43 secondes. Il est composé, si j’ai bien compté, de dix-neuf plans. Durée moyenne d’un plan (juste pour voir) : 5 secondes 42 centièmes.

Nous interrogerons la nécessité et l'histoire (accélérée) de cette accélération du regard du spectateur. Il s'agit d'interdire toute projection mentale. La fragmentation effrénée des durées, leur raccourcissement systématique excite jusqu'à saturation la pulsion scopique. Mille fragments de visible dont aucun ne nous saisira vraiment.

Autre cas : le « jump cut », cette pratique assez générale aujourd'hui, qui revient à « couper dans la figure filmée », dans le corps-parole filmé, afin de sélectionner les moments de parole proposés au spectateur.

Affirmation du pouvoir absolu du montage. Qui nous dit expressément qu’il ne nous livre que des « extraits » de ce qui a été filmé : telles phrases, telles mimiques, tels gestes, dans une discontinuité qui ne cherche pas à se dissimuler derrière l’illusion du « raccord » cinématographique (raccord d’axe et/ou de mouvement).

L’effet est certes d’une dénonciation du montage par lui-même et d’un dévoilement de sa nature « ludique » : les coupes se voient, ça saute dans l’image (pas dans le son), ça se virtualise, ça s’allège, ça s’accélère. D’un autre côté, la répétition de ces coupes, la petite violence (mais ressentie comme telle) de ces sautes dans l’image est aussi le signe d’une désarticulation du geste filmé, d’une saccade du temps, d’une déliaison de la scène, de l’irruption d’une sorte de (faible) chaos dans le supposé continuum spatio-temporel capté par la prise de vue. Ainsi, le montage contredit et réécrit le tournage. L’« inscription vraie » est rendue à ce point fragmentaire qu’elle n’avère plus grand chose et que la « vérité » de la relation enregistrée n’apparaît que comme un miroitement volatil.

Les « jump cuts » attaquent directement la figuration du corps humain dans la durée, la production d’une parole dans la durée. Effets ? D’abord, celui d’une surfragmentation de l’ensemble filmé : les « jump cuts » augmentent le nombre des plans et réduisent leur durée. Ensuite, le « jump cut » scelle la marque du contrôle absolu de l’auteur sur son film. Légèreté virtuelle d’un côté, tour de vis de l’autre. Ce qui pourrait venir de la personne filmée est ainsi limité et refiltré par l’auteur. S’il est vrai qu’un montage est toujours un choix de l’auteur-réalisateur et/ou du monteur, ce choix organise ou non « une place de jeu » pour le spectateur. C’est toute la question. Répétées comme elles le sont ici, ces coupes dans le plan nous communiquent une volonté de puissance et de contrôle qu’il nous est demandé d’accepter de subir pour pouvoir jouir des fruits de la sélection des « meilleurs morceaux ». Spectateur mis en place de dégustateur : c’est inviter le spectateur à un plaisir qui l’abaisse. C’est lui faire accepter que le corps et la parole filmés soient « aux ordres ». Le faire renoncer au surgissement de l’autre comme « imprévu ». Comment ne pas voir à l’œuvre dans ce type de montage quelque désir obscur de priver de liberté l’autre filmé aussi bien que le spectateur ?

Cette journée n'est pas une leçon, mais l'invitation à penser ensemble, à l'aide d'extraits, de moments et de rebondissements, les figures du montage dans leur histoire, dans leur persistance comme dans leurs détours. Elle se terminera par la projection d'un film de fiction, La Nouvelle Babylone, de Kosintsev et Trauberg (1929). C'est que nous serons sans doute revenus sur les théories et « règles » du montage dont le choix, le respect, le refus, la réinvention, la pratique soumise ou rebelle, ont traversé le documentaire. Nous aurons retrouvé les années vingt, celles de la jeune URSS et de l'avant-garde européenne, et (re)vu se déployer les montages-rois, le rythme et la musicalité, la collision lyrique, l'invention des espaces et des temps. Pour mieux regarder les « effets » d'aujourd'hui, les lignes qui séparent ou rapprochent documentaire et fiction, temps du muet et temps du sonore, corps de l'acteur et corps de la personne filmée, réplique et parole. « Short cuts », « jump cuts », fondus enchainés et fondus au noir sont des quasi centenaires : nous chercherons ensemble le spectateur qu'ils désirent.


Coordination : Jean-Louis Comolli et Marie-Pierre Duhamel-Muller.