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Les États généraux du film documentaire 2006 Route du doc : Israël

Route du doc : Israël


Engager une programmation sur le cinéma documentaire israélien ne va pas de soi. D'une part, nombre de cinéastes ne se reconnaissent pas à travers Israël comme État ou nation. De plus, rien n'indique, dans la forme et l'écriture de ces films, l'existence d'une spécificité, d'une langue propre, d'un socle cinématographique particulier (comme c'était le cas par exemple l'année dernière avec l'Iran) : l'horizon audiovisuel y est majoritairement tourné vers l'Occident et plus particulièrement les États-Unis, avec ce que cela implique de normes internationales, de dilution dans le grand spectacle anglo-saxon. Enfin, instituer la production israélienne actuelle en un programme, une histoire donnée, c'est courir le risque de banaliser une situation provisoire, irrésolue.

Pour autant, valider un certain état (de fait), ce n'est pas valider un État certain. À partir d'une occupation qui remonte à près d'un siècle, un pays s'est mis à exister, ce pays s'appelle Israël, et un cinéma y existe, réagit, résiste. Ce qui est né de cette Histoire tragique, nous l'avons déjà montré pour ce qui est des cinéastes les plus importants, de Avi Mograbi à Simone Bitton et d'Eyal Sivan à Nurith Aviv, sans oublier Amos Gitaï. Notre question a donc été de savoir ce que ces films entraînaient dans leur sillage, et à partir de quel enjeu commun le cinéma documentaire israélien se positionnait.

Ce que le cinéma documentaire israélien prend en charge selon nous, pour les films du moins qui nous intéressent, c'est la question, centrale, de l'occultation : le déni de l'autre ou sa prise en compte et, par suite, la lourde tâche d'assumer cet héritage. C'est ce qui fonde la possibilité même de ce cinéma, ce qui permet à des réalisateurs travaillant dans un pays oppresseur de continuer à pratiquer leur métier.
Exemplaire est à cet égard The Garden1 de Ruthie Shatz et Adi Barash, dont l'enjeu pourrait se résumer ainsi : faire exister l'autre, au-delà de son malheur, au-delà de sa situation sociale, au-delà d'un sujet (prostitution, drogue). Le film déjoue la réduction des personnages à un statut, une identité figée, dépasse la bonne conscience — l'amitié d'un Arabe israélien et d'un Palestinien — pour accompagner ses sujets dans un vrai cheminement. Il n'est pas innocent que le titre original du film reprenne le nom du quartier de Tel Aviv dans lequel vivent les deux personnages : la question du territoire n'est jamais loin de celle de la reconnaissance.
Que les individus finissent par exister en eux-mêmes, pour qui ils sont et non pour ce qu’ils sont, c'est aussi le parcours de Ramleh (la condition des femmes dans la société israélienne) et Badal (les mariages arrangés), comme dix ans plus tôt David Benchetrit y était parvenu à travers Le Voile et l'Exil, où la parole longuement donnée à trois femmes était l'instrument, dans le même temps, pour dire l'Histoire et s'en émanciper comme individu.

Cette parole offerte n'a pas toujours été de mise dans le cinéma israélien. La tradition de l'écrit (sensible dans le cinéma de propagande, actif dans les années cinquante et soixante) qui a longtemps été solidaire des grands mythes sur lesquels s'est fondé le pays, s’est heurtée à la menace possible de l'enregistrement comme document, preuve et empreinte. Mythe contre Document(aire), Livre contre Cinéma, c'est la tension qui traverse Prémices, Anat Even y faisant dialoguer les deux termes pour poser la question du récit de la création de l'État d'Israël : quel récit se choisir lorsqu'on vit en Israël ?
L'enjeu politique de ce choix est évident, la fiction négociant encore, par essence, avec le mythe, quand le cinéma documentaire peut y être rupture et mise en crise. Cette tension sera l'occasion d'un retour dans l'histoire du documentaire israélien, avec au moins deux cinéastes d'importance. Le premier, Ram Loevy, cinéaste de télévision et de fiction, dont le fameux Hirbet Hizaa, premier film à évoquer l'évacuation des villages palestiniens en 1948, ne dut sa diffusion en 1978 qu'à une grève générale de la télévision israélienne conduisant à l’interruption de la diffusion de la seule chaîne de l’époque. Le tabou qui frappait la représentation de l'événement empêchant toute démarche documentaire, ce fut à la fiction de le prendre en charge, pour dire, montrer, mettre en scène des corps et des situations frappés d'interdits — mais filmés dans une dimension ô combien poreuse, justement, au réel.
Second cinéaste incontournable, David Perlov peut être considéré comme le père du cinéma documentaire en Israël, avec pour pierre fondatrice À Jérusalem, en 1963, qui précède Journal, tourné entre 1973 et 2001. L'Histoire et l'intime se mêlent inextricablement dans l'appartement du cinéaste, aux portes ouvertes à tous les vents, aux fenêtres inquiètes de tous les bruits du monde. Diariste prémonitoire, Perlov ne fera jamais de l'intime un refuge pour (ré)inventer le réel, mais une plate-forme où les enjeux de son pays vont venir se ramifier pour écrire ce réel d'une façon inédite.
Cinéaste et professeur de cinéma, l'influence de Perlov sur toutes les générations qui lui succèdent est unanimement reconnue. Ruth Walk, une de ses anciennes élèves, a creusé un sillon subtil dont The Settlers est une étape essentielle. En filmant du côté des colons israéliens, dans l'intimité de leurs appartements et de leurs confidences, elle parvient à saisir la "dénégation de l'autre" à sa source. Sans didactisme, en laissant filer la parole qui dit le refoulement, jusqu’au déni de la réalité. Inversement, dans In Working Progress — l'instrumentalisation économique d'ouvriers palestiniens construisant les résidences futures de colons, dont ils seront exclus sitôt les travaux terminés —, les colons restent invisibles, comme les Palestiniens de The Settlers. Dans les deux cas, les cinéastes refusent d'occuper les deux champs, comme si c'était justement d'en occuper un seul qui allait permettre de faire exister l'autre, derrière le mur, au-delà de la fenêtre, de l'écran. Dans cette place intense où les cinéastes se risquent avec leurs personnages — se faire tabasser, être séduit ou récupéré —, la question de l'occultation est mise en scène radicalement : l'autre, ce n'est pas même le contrechamp, c'est le hors champ. Une fois construit, c'est comme si derrière le mur il n'y avait plus personne.

Kibboutz pousse plus loin encore la question : en étant incapable de prendre en compte l'existence de l'autre, on finit par disparaître soi-même. Le kibboutz, devenu un no man's land où s'éteignent peu à peu des valeurs fondatrices pour Israël, semble mourir par implosion. La hantise de la disparition n'y vient plus du lointain (la Shoah) mais du tout proche et la transmission devient terrifiante — ce sont les jeunes de vingt ans qui se suicident, portant sur leurs épaules tout l'échec de leurs parents.
Cette transmission renversée (redonner aux parents quelque chose de leur histoire) est l'un des grands projets des jeunes cinéastes israéliens. Dans Ramad, la fille cinéaste ramène sa mère dans le village arabe chrétien dont elles ont été expulsées, réactivant une conscience que sa mère, pour ne pas souffrir, avait enfouie. Les enfants portent ainsi le refoulé des parents pour les soulager et s'en faire les héritiers. Mais les histoires de famille peuvent prendre des tours plus tordus. SchulMania, Le Corset de Naomi (exemplairement) et First Lesson in Peace, chacun à sa façon, élaborent un dispositif pervers où le cinéma se doit idéalement de venir au secours des relations entre parents et enfants, où la caméra est investie d'un poids affectif dément, où les cinéastes projettent sur leurs enfants un désir de réconciliation inaccessible.

Ce passage du cinéma par la petite affaire privée en dit long sur la façon dont les réalisateurs israéliens ont compris les enjeux d'instrumentalisation des images. La production documentaire israélienne est pléthorique, notamment grâce aux coproductions de la huitième chaîne et au soutien de nombreuses fondations, et les écoles de cinéma ne se comptent plus — mais le formatage formel est souvent de rigueur, les films se diluant dans les anecdotes locales, une mémoire institutionnalisée et un inquiétant déni du réel. Dans ce contexte, la création récente de l'école de cinéma Sapir, au sud d'Israël, près de la bande de Gaza, tient de la gageure, et sa réussite n'en est que plus remarquable (Between the Pieces, Sisai).
C'est aussi que pour l'un de ses fondateurs, le cinéaste Avner Faingulernt, le cinéma ne se conçoit que dans l'ordre du conflit. Comment tenir ensemble les oppositions et les contradictions, sans réunification idyllique, mais en étant au cœur de l'impossibilité des choses, c'est le grand geste de Hommes sur le bord, beau film terrible, qui tente coûte que coûte de faire coexister pêcheurs israéliens et palestiniens, malgré les heurts et les ruptures. Tant que ça joue, tant que ça parle, il y a encore une scène possible, une dramaturgie, une flamme. Tenir les choses ensemble, sans les réconcilier pour autant : Avner Faingulernt a filmé ces pêcheurs pendant plusieurs années et a choisi d'implanter son école au plus près de Gaza, dans une volonté d’échanges très vite empêchés. Question d'endurance physique et tentative dialectique, inséparables, nécessaires.
Un certain cinéma israélien appartient à ceux-là qui luttent, souffle court, pour tenir longtemps, ne pas se dérober et pouvoir encore regarder l’autre en face.

Gaël Lépingle et Christophe Postic

1. Faute d'un accord avec le distributeur français, le film ne pourra être projeté.

Lire le communiqué et l'additif au programme.


Coordination : Gaël Lépingle et Christophe Postic


Invités : Invités : Avner Faingulernt (réalisateur et co-fondateur de l'école de cinéma Sapir), Yaël Perlov (monteuse et fille de David Perlov).
N.B.: Après un premier festival de films documentaires israéliens en décembre 2005, l'association Confluences (Paris 20e) organisera une nouvelle rétrospective en décembre 2006, programmée par Ariel Cypel.
Remerciements à Olivier Tournaud, de l'Ambassade de France, et à Ilana Tsur, directrice du Festival Doc Aviv.