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Les États généraux du film documentaire 2006 Incertains regards

Incertains regards


Depuis la fin mars, nous avons donc vu trois cent trente-sept films, soit quelques fois six films dans la même journée. Personne ne peut imaginer ce qu’est l’angoisse du sélectionneur avant la projection, même pas Peter Handke trop occupé aujourd’hui à essayer de se justifier pour son soutien aux ultra nationalistes serbes. Choisir des films, c’est prendre position, c’est forcément être partial, se tromper, mais c’est tout de même "moins grave" que d’aller pérorer à l’enterrement de Milosevic ! Nous avons choisi des œuvres, et comme nous l’écrivions il y a quelques mois, ce sont des films « qui nous ont fait gamberger, qui travaillent le cinéma par leur engagement ou par le rapport entre l’auteur, ses personnages, le public, ou par la radicalité du propos, l’invention esthétique… et qui nous font voir le monde comme pour une première fois. »
D’autres films répondent à ces critères et nous les avons cruellement écartés pour mille raisons, toutes plus mauvaises les unes que les autres… C’est le douloureux principe de réalité d’une sélection.
Nous avons reçu la plupart des films sur support DVD, quelques vieilles cassettes VHS surnageaient. Le numérique s’est imposé en deux années. Ce changement n’est pas neutre. La plupart des activités culturelles en sont transformées.
Dans Mécréance et discrédit , Bernard Stiegler écrivait : « Au cours des années 80, l’industrie américaine, qui a perdu les marchés de l’équipement électronique destiné au grand public (dominés par le Japon et l’Europe), comprend que la reconquête passe par le multimédia, c’est-à-dire par la numérisation des textes, des images et des sons, et par le déploiement de réseaux de télécommunications modifiant totalement les conditions de diffusion. (…) Les États-Unis créent les conditions (…) permettant de reprendre le contrôle de l’ensemble de la filière des technologies culturelles.»
Mais la technique est le support d’un message : « La force des images hollywoodiennes et des programmes computationnels qu’elle conçoit, c’est sa capacité industrielle à produire des symboles nouveaux autour desquels se forment des modèles de vie. »
Jean-Michel Frodon résumait la compréhension américaine du pouvoir cinématographique en expliquant qu’il rapporte l’estime des peuples, de l’argent, et vaut mieux que les GI’s, c’est comme cela que tombent les rideaux de fer et le mur de Berlin.
Le développement de ce secteur économique devient une priorité au point que le capitalisme se développe désormais comme une hyper industrie culturelle.
Au fin fond de l’Ardèche, le bruit des coups de cette guerre parvient avec une violence particulière, il faudrait être sourd pour ne pas les entendre.
Or face à l’offensive constante de l’empire américain, que dit Viviane Redding, commissaire européen chargée de la société de l'information et des médias ? « Mon objectif est d'offrir à l'industrie des médias en Europe les règles les plus flexibles et les plus modernes du monde ».
C’est dire que la révolution numérique est en cours et que ce sont les opérateurs téléphoniques et les fournisseurs d’accès sur Internet (FAI) que favorise la Commission européenne.
Jean-Louis Missika, professeur à Science-Po et dirigeant d’une société de conseil en stratégie, explique, comme l’indique le titre de son ouvrage La Fin de la télévision , que la télévision est en train de disparaître sous nos yeux. L’édition et la presse font aussi les frais de l’arrivée du numérique. Là où une logique économique socialement responsable voudrait une résistance de l’ensemble du continent européen, la logique financière (via les fonds de pension en particulier) impose une acceptation des règles venues d’outre-Atlantique, comme le montre magistralement le film de Gilles Perret Ma mondialisation.
Où se trouve la contre-proposition de programmes sur les chaînes de télévision qui permettrait de prendre part à la résistance malgré une mort programmée ?
Sur France 3 Régions où le film de Gilles Perret sera diffusé dans une version écourtée de 52 minutes ?
France Télévisions, entre autres, diffuse soixante-dix mille heures de programmes par an, sous influence de la mesure d’audience pour la publicité. Ses dirigeants proclament défendre le documentaire et paraissent plus soucieux d’en utiliser l’appellation plutôt que la réelle capacité d’éveil.
Peut-être que si les films que nous avons vus au cours de ce travail de sélection étaient diffusés sur France Télévisions, il y aurait moins de voitures brûlées dans nos banlieues. L’omniprésence des policiers dans les programmes d’actualité, de fiction et les reportages semblant assez inefficace !
On aimerait pouvoir un jour négocier avec le CNC, le CSA et les dirigeants des chaînes pour que la raison l’emporte et qu’il y ait une vraie politique de la création documentaire.
En réalité, il y a si peu de documentaires à la télévision que nous sommes heureux de cette cure de films. Il nous aura fallu faire cet exercice pour découvrir avec bonheur et certitude que le genre était toujours vaillant. Il est vrai que ce ne sont pas les reportages de télévision – formatés, relookés, soi-disant innovants, pour plaire à un public construit par la pauvre imagination des professeurs de marketing - qui ont été proposés pour participer à la sélection des Etats généraux.
Le formatage des programmes de télévision est l’une des formes les plus pernicieuses du crime de masse contre l’espèce des homo sapiens sapiens (ayons la cruauté de rappeler que « sapiens » veut dire « sage »).
La roue libre d’un cerveau inerte devant le spectacle d’un monde accommodé selon les « lois » du marketing fait penser en retour au spectacle effarant que donne, sur les écrans de télévisions, le président de la première puissance mondiale du moment, lorsqu’il singe le personnage du président de la première puissance mondiale du moment, devant les caméras de télévision ! Dramatique échec de l’incarnation !
Or c’est bien de l’incarnation des questions soulevées par les films présentés ici qu’il s’agit. Et le cinéma documentaire tire sa légitimité en ce qu’il propose au spectateur de lui résister, tout autant que lui-même travaille à faire émerger une lecture du monde. Car c’est, comme l’explique Marie-José Mondzain, « cette résistance au réel qui suscite la pensée et qui incite les humains à se rassembler. » Les cerveaux disponibles pour la publicité sont indisponibles pour la réflexion. « Quand on est privé de la possibilité de faire la différence entre ce qu’on voit et ce que l’on est, la seule issue est l’identification massive, c’est-à-dire la régression et la soumission » avertit encore Marie-José Mondzain.
Le documentariste de 2005 tourne souvent avec les moyens du bord, mais il raconte une histoire qui, la plupart du temps, décrit un monde touchant, difficile et violent. Le documentariste en général voudrait réconcilier le monde, il dénonce, il démontre, il déplie, il s’engage. Il donne une visibilité singulière à notre rapport au monde.
Et il y a du boulot….
À vous maintenant de faire votre part du chemin en allant vers ces films qui inventent des formes, qui luttent contre la disparition des hommes et de leurs idées, qui trouvent une distance propice avec leur sujet, qui montrent la force d’une projection responsable de l’intime, qui réfléchissent sur le cinéma tout en en faisant, qui tentent leur chance face à l’hostilité et la difficulté, qui prennent leurs responsabilités, ou qui bousculent les genres et n’hésitent pas à négocier des trajectoires surprenantes et nous restituent notre pouvoir de discernement.
Autant de propositions qui nous éveillent au doute dans le plaisir d’une conscience au travail. Autant de bonheurs d’expression pour nous aider à habiter et penser notre monde que nous allons prendre le temps de voir pour échanger nos regards incertains.

Pierre Oscar Lévy, Hervé Nisic, le vendredi 14 juillet 2006

1. La Décadence des démocraties industrielles, Éditions Galilée, 2004.
2. La Projection nationale : cinéma et nations, Odile Jacob, 1998, p. 145.
3. Éditions du Seuil, 2006.


Invités : Débats en présence des réalisateurs.