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Les États généraux du film documentaire 2005 Les Peurs du siècle

Les Peurs du siècle


La peur et toutes les figures de la terreur telles que l’épouvante, la violence, l’effroi devant les catastrophes, les variétés psychologiques et sociales de la phobie sont devenues en un siècle les modalités les plus fortes du lien social. Le besoin de sécurité, le recours à toutes les formes du contrôle, qu’elles soient morales, policières ou guerrières sont de ce fait les corollaires inévitables qui, trop souvent aujourd’hui, tiennent lieu de programme politique.
La plupart des analyses qui portent sur cette histoire des violences et des peurs au xxe siècle ont généralement considéré que c’était la guerre de 1939 et les atrocités du nazisme qui marquaient le point de rupture décisif pour l’Europe et peut-être même pour le monde entier. Comment comprendre la barbarie ? Comment en garder la mémoire ? Comment transmettre un récit qui donne aussi un avenir à l’humanité dans ce qu’elle produit de plus précieux : le sens ? Le siècle semble coupé en deux.
Je fais ici une hypothèse : loin de réduire
l’importance du nazisme dans le séisme qu’a subi notre confiance en l’humanité (éthique) des hommes, je pense qu’il est le point extrême du déploiement d’un processus qu’il n’achève pas pour autant puisque la violence et la peur, la terreur et les différentes figures du fanatisme et de la haine n’ont plus cessé de nous éprouver. Il me semble que c’est au cours de la guerre qui a précédé que s’est mis en place tout ce qui a rendu possible les ténèbres et la cruauté de la guerre suivante qui seront les composantes majeures de notre réalité présente. Interroger la responsabilité collective face au nazisme, ce n’est pas seulement chercher les complicités effectives qui l’ont permis et qui l’accompagnèrent, mais c’est aussi comprendre ce qui fut partagé vingt ans plus tôt par tous ceux qui devaient à nouveau s’affronter. C’est dans le premier quart du xxe siècle que se sont constitués les traits fondateurs de la modernité. Le début
du siècle est marqué du sceau de la nouveauté : le monde industriel, le développement urbain, la naissance du cinéma, la naissance de la psychanalyse, la révolution russe sont autant de composantes neuves parmi beaucoup d’autres qui transforment la façon de vivre et celle de penser, et qui engendrent la multitude protéiforme des peurs intimes et des terreurs collectives. L’épreuve de la « drôle de guerre » fut celle où toutes les nations qui envoyèrent leurs troupes partagèrent la même horreur, le même effroi devant l’organisation industrielle de la mort, partagèrent le même regard sur les millions de cadavres de soldats et de civils, sur les ruines de villes et de villages innombrables, sur les foules armées qui défilent ou sur les foules désarmées qui s’enfuient, sur les massacres anonymes où personne ne savait plus qui tuait qui et pourquoi il fallait tuer. Céline a su raconter cette peur et dire qu’il y avait puisé la haine qui ne l’a plus quitté. Ni Bardamu ni Robinson ne sont de bons citoyens qui partent mourir dans l’honneur mais des obscurs broyés par la machine industrielle de la guerre. On est en 1932 quand Céline dépose le manuscrit du Voyage à la NRF, c’est Denoël qui le publiera la même année. Dans sa correspondance, Céline reconnaît qu’il lui a fallu vingt ans pour pouvoir dire la peur et le dégoût des horreurs de 1914 qui lui semblèrent longtemps impossibles à transmettre. Il lui a fallu trouver cette écriture brisant toutes les conventions littéraires pour formuler l’expérience de ce monde nouveau d’une cruauté sans précédent et augurant d’un monde qui serait encore pire et privé de tout espoir.
Quelle filiation Céline se donne-t-il ? C’est Freud, dit-il, dont la lecture détermina la violence de sa sensibilité à la guerre. Il considérait que la théorie des pulsions a plus fait pour la littérature que la lecture de Stendhal, de Balzac ou de Zola. Musil décrit de l’autre côté des frontières le nouveau sujet phénoménologique de la désillusion et du désir sans objet. En 1914, Alban Berg à Vienne commence à écrire Wozzeck qu’il achève entre 1917 et 1921: il travaille la dissonance au cœur du contrepoint, et la technique atonale pour exprimer et partager avec l’auditeur la violence déchirante d’un drame à la fois
intime et guerrier. Céline, Musil, Berg donnent sa forme menaçante et partageable au règne des nouvelles terreurs. Parce qu’ils sont d’immenses artistes, leurs créations sont des cris d’alarme qui veulent annoncer la venue d’un monde impitoyable et désespéré, mais ce sont aussi des cris d’espoir puisque leurs gestes d’art accomplissent une sorte de rédemption du désir et du partage. Ce sont des gestes de résistance qui s’inscrivent dans la chair même d’une humanité de plus en plus meurtrie.
Ce sont bien les années où s’effondrèrent toutes les valeurs imaginaires qui alimentaient les anciens combats : l’honneur, le patriotisme, la bravoure, l’héroïsme, l’exaltation épique mais aussi le respect de l’autre, la légitimité des frontières, le sens du peuple, celui de l’humanité, en un mot « la croyance en l’âme, » comme aime à le résumer Musil. Tout disparaît dans l’enchevêtrement des séismes engendrés par les noces de l’industrie et de la guerre. Il s’opère dans le nouveau sujet une œuvre d’exténuation du sens qui transforme l’animation imaginaire de la chair en un corps désormais mécanisé, vêtu d’uniforme, traversé par des pulsions fugitives tantôt joyeuses tantôt mortifères, pris dans des temporalités aussi multiples qu’instables. La solitude romantique est devenu isolement de l’homme moderne à qui ne s’offre que la consolation menaçante de l’incorporation, de l’agrégat, des rassemblements de masse.
Je propose que l’on regarde ensemble un choix de documents et de fictions qui disent comment, depuis le début du siècle puis spécifiquement pendant la première guerre et après elle, les figures de la menace, celles de la peur et de l’épouvante se construisirent à travers les images qui rendaient compte à la fois des faits et de leur traitement imaginaire. J’appelle traitement imaginaire aussi bien ce qui tombe sous le régime de la fiction créatrice que ce qui relève des opérations de propagande et des manipulations de la croyance.
En effet, c’est en 1914 que le cinéma devint l’organe majeur de mémorisation et de transmission des faits mais aussi de la construction de l’opinion, de la conviction idéalisante ou haineuse. Le cinéma fit intrinsèquement partie du matériel de combat que ce soit pour faire de la propagande ou de l’information. C’est un cinéma qui est déjà partie prenante dans la constitution des instances que nous allons interroger, à savoir la foule, la machine et la personne considérées chacune dans sa
relation aux figures du désir.
C’est à cette occasion que le cinéma entre sur la scène de l’Histoire et cela de plusieurs façons.
Par sa définition même, il est l’art de ces temps nouveaux où la foule et la machine sont indissociables. La salle de cinéma est sans doute en même temps le lieu où la peur peut se ressentir en toute sécurité puisque ce qui menace est imaginaire mais c’est aussi le lieu où la peur et l’épouvante peuvent faire l’objet d’une violente manipulation imaginaire de la collectivité. La télévision d’aujourd’hui résume en ses gestes ce devenir télévisuel de la peur et de l’épouvante. D’où l’étrange combinaison propre au cinéma entre la peur enfantine et la peur sociale. C’est cette combinaison inévitable qui fait du cinéma un plaisir, puisqu’elle prend en charge l’économie psychique des fictions, et qui en fait une production politique parce que cette peur ressentie en groupe entre adultes pose les problèmes de la panique collective, de la sécurité policière, de l’épouvante organisée pour soumettre.

Ma problématique sera donc celle-ci : comment se prépare l’avenir de la réalité et de l’imaginaire collectif lors de cette guerre-là ?
Il n’est bien sûr pas question de couvrir la totalité du problème. J’ai donc choisi les trois axes principaux que je viens d’énoncer,
touchant ensemble la réalité de la guerre et l’histoire du cinéma et susceptibles d’éclairer les figures de ce que j’appelle « les peurs du siècle ». Toute notre démarche s’appuiera sur un point de départ indispensable pour notre réflexion historique en compagnie d’un historien, Laurent Veray, spécialiste de cette période et grand connaisseur de toutes les archives photographiques et cinématographiques de la Grande Guerre. C’est lui qui nous rendra familier ce que fut le cinéma entre 1914 et 1918. Dès que la guerre éclata en 1914, fut aussitôt créé le service cinématographique des armées qui allait se charger d’accompagner tous les événements militaires dans un but d’information et surtout de propagande. Mais c’est aussi la nouvelle mémoire du siècle qui prend forme, sa mémoire cinématographique devenant la figure déterminante de la mémoire collective. Montrer ou ne pas montrer fut la préoccupation des deux côtés du front. Galvaniser,
célébrer, ne pas démoraliser, feindre la pérennité des valeurs inaltérables que l’expérience quotidienne ne cessait d’altérer. Il faut à ce sujet comparer les actualités, la propagande et les fictions qui, pendant la guerre et au lendemain de la guerre, ont voulu rendre compte de ce qui s’était passé.

Premier thème : la machine (les usines, les armes, les moyens de transport, les trains et les avions…), les figures du « mécanique », la peur et la fascination des rouages. Sur ce versant, face diabolique ou diabolisée du progrès technique, les machines revêtent à la fois la forme de la rationalité industrielle et celle de la mécanisation du sujet. La fascination des mécanismes et leur prévisibilité sont associées au désenchantement de la liberté.
La guerre de 1914 fut le véritable fracas qui renversa les promesses des Lumières et la confiance en la raison. Quand la guerre devient une activité industrielle, quand les nouvelles armes permettent de distribuer la mort massivement et à distance, quand les machines transportent soldats et victimes sur des milliers de kilomètres, c’est le sentiment d’appartenance à un espace qui est atteint, mais c’est aussi la remise en question de la signification politique du monde que nous partageons. En effet, l’industrialisation est inséparable de l’exploitation économique des conflits et des guerres. Les peurs qui en résultent tiennent au sentiment des sociétés de ne plus dépendre dans leur vie quotidienne et historique que des mécanismes du marché. Je développerai cet axe.

Deuxième thème : la foule. Image réelle et fictive de toutes les multitudes et tous les rassemblements : filmer l’innombrable, filmer le corps collectif et la fonction de l’indiscernable, filmer la masse quand l’image du peuple va disparaître, filmer la prolifération envahissante qui se transforme en force aveugle, incontrôlable et menaçante, filmer la disparition des singularités, l’effacement des subjectivités dans une apparition quasi animale du pullulement… Le cinéma prend acte de ce que Freud essaye d’analyser très exactement au même moment où il fait l’hypothèse des pulsions de vie et de mort (1915). Cet axe sera présenté et animé par Jean-Michel Frodon.

Troisième thème : le sujet, corps filmé au hasard des rencontres, au cœur des conflits, élément anonyme de cette foule, l’homme de la rue, unité singulière, avec son parler, sa peur, devenu chair à canon ou réduit aux fragments anonymes des charniers. La subjectivité n’est plus que symptôme. Qu’il s’appelle Bardamu, Ulrich, Wozzek, Arnheim, ou John Doe, la personne qui se tient là au nom de tous s’inscrit au cœur du cinéma par la voie du corps des acteurs comme de celui des figurants. Interroger en même temps la figure cinématographique du figurant et demander : que figure-t-il ? qui est-il ? et cela jusqu’au tombeau du soldat inconnu et jusqu’à l’anonymat des charniers. C’est Laurie Laufer qui conduira ici notre réflexion.
Il s’agira enfin de considérer les industries contemporaines de la peur, de la terreur et de la sécurité. Nous sommes pris entre deux régimes qui ne sont autres que des figures d’une dictature sans dictateur, car tel est le mode de la défaillance de toute vie politique. L’empire de la vision que j’appelle l’iconocratie est inséparable de l’empire de la peur que je nomme la phobocratie. La masse, la machine et la réification du sujet sont les trois modes de l’effroi moderne. L’anonymat du pouvoir ne va pas sans une industrie pléthorique d’informations, de divertissements et de messages visuels. Le pouvoir ne dit plus son nom, il n’a plus de visage, il n’y a de visage que pour la peur, l’épouvante, la terreur, et le contretype de ce visage-là est celui de l’identification séductrice et consommatrice
à des corps idéaux, sécurisés, policés, uniformisés. Cette typologie moderne qui est l’héritière directe des ravages du siècle précédent anime de part en part les programmes télévisuels qui n’ont donc aucun mal ni aucun scrupule à enchaîner directement, « sans transition » comme dit Poivre d’Arvor dans « les Guignols », de la « Star Academy » à la guerre en Irak, des « Chiffres et des Lettres » au tsunami, d’un procès pédophilique à une série sentimentale. Le tempo des terreurs et des consolations, celui des menaces et des réconforts sécuritaires, la rhétorique de la saleté suivie de celle du
nettoyage… Voilà ce que nous examinerons de plus près avec Hervé Nisic. En interrogeant les peurs du siècle, nous voulons bien sûr ouvrir un débat vivant avec tous ceux qui héritent du xxe siècle et se posent la question de savoir en quoi consiste la « crise » dont tout le monde parle pour qualifier ce qui s’appelle un siècle et qui n’a pas nécessairement cent ans ni ne commence ou s’achève avec la numération décimale. Jamais l’Histoire ne nous avait soumis à de telles éruptions générant un sentiment de discontinuité et de rupture. C’est le passé le plus proche qui semble s’éloigner le plus vite et chacun cherche au plus lointain de quoi alimenter de nouveaux espoirs ou des raisons de croire. C’est pourquoi je crois que ce temps de réflexion sur les peurs n’est qu’un chemin parmi d’autres pour prendre conscience de la proximité véritable de nos souffrances avec celles des générations immédiatement précédentes. Rétablir la continuité, retrouver les héritages est le seul moyen de reconstruire du sens dans une temporalité longue et partagée.


Coordination : Coordination : Marie-José Mondzain